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Dossier
Jonathan Harvey | Wagner Dream
portrait du compositeur autour d’une œuvre
Dans quelques semaines, le festival Agora proposé par l’IRCAM présentera en version mise en espace le nouvel opéra de Jonathan Harvey, imaginé, avec la complicité du l’homme de lettres largement tourné vers les spiritualités orientales Jean-Claude Carrière, à partir d’un projet bouddhiste wagnérien remontant à 1856. Plongée passionnante dans les univers de Shopenhauer, de Richard Wagner et les circonstances de sa mort, bien sûr, mais encore d’un conte lu au milieu du XIXe siècle dans Introduction à l'histoire du bouddhismede Burnouf, et dans l’electronic live chère au compositeur britannique.
« Malgré tout, Wagner a préféré, non sans raison, se comparer à l'interprète des songes plutôt qu'au rêveur. Mais seul peut interpréter le rêve celui qui est à la fois assez faible et assez fort pour se livrer à lui sans réserve. Tristan ne connaît pas seulement la musique d'ivresse du rêve et de la mort, pas seulement le plaisir de l'inconscient, qu'en effet aucune pénitence n'a jamais apaisé, parce que, en tant qu'asservi et inconscient, ce plaisir est aussi inaccessible que le bonheur dans la philosophie schopenhauerienne et pour cela se déguise en pénitence », Theodor Wiesengrund Adorno (in Essai sur Wagner)
le projet de Wagner
En 1819, Schopenhauer publie Le Monde comme volonté et comme représentation où il met en évidence le rôle primordial de notre représentation. La philosophie de l'Allemand s'inspire de celles de Platon, de Kant mais aussi de spiritualité indienne. De fait, son évocation d'une distanciation par rapport au monde réel n'est pas si éloignée de l'idée de renoncement adoptée par Bouddha. On le sait, Schopenhauer et le bouddhisme passionneront longtemps Richard Wagner. Pendant l'hiver 1855-56, suivant un conseil du philosophe, le musicien parcourt Introduction à l'histoire du bouddhisme, un livre d'Eugène Burnouf (1801-1852) – linguiste parisien, indologue et fondateur de la Société Asiatique (1821), qui s'est consacré aux langues orientales, suscitant un mouvement scientifique d'études védiques en France. Il y trouve la légende de Prakriti (प्रकृति), la jeune Tchândâla tombée amoureuse d'Ánanda, le disciple johannique de Bouddha, qui lui inspire l'esquisse de Die Sieger (Les vainqueurs). Chasteté, souffrance, délivrance, illusion, mort, etc., on trouve ici bien des similitudes avec les thèmes de l'enseignement bouddhique. L'opéra ne sera jamais écrit, mais le synopsis nous est resté (Les opéras imaginaires, traductions et analyses de Philippe Godefroid, Librairie Séguier, 1989), tandis que sa matière se retrouvera plus tard dans Tristan und Isolde et Parsifal.
l’opéra de Jonathan Harvey
En 1883, en compagnie de sa seconde épouse Cosima, Richard Wagner se trouve à Venise, installé à la Ca' Vendramin depuis le 16 septembre de l'année précédente. À soixante-dix ans, le compositeur mondialement connu ne pense qu'à écrire un opéra auquel il rêve depuis longtemps : l'histoire de Prakriti, découverte plus d'un quart de siècle plus tôt. Malgré son désir d'isolement, il accepte de recevoir un jeune soprano anglais, Carrie Pringle (une des filles-fleurs de la création de Parsifal). Cette décision attise la jalousie de Cosima et, dans un premier temps, provoque une scène de ménage, puis l'effondrement du musicien, frappé d'une attaque. Est-il mort ? Est-il simplement dans le coma ?
Apparaît alors un étrange personnage qui dit s'appeler Mahā Vairocana. Il adresse à Wagner quelques paroles rassurantes et ajoute qu’est venu le moment du choix décisif. Le musicien cherche à comprendre. Le chant commence alors, remplaçant les comédiens qui parlaient (en allemand) sur un fond musical, et avec lui l'histoire de son opéra rêvé. Comme si le temps se trouvait suspendu, Wagner agonisant assiste à la rencontre d'Ánanda (félicité, en sanskrit), un cousin du Bouddha lui-même, avec Prakriti (ordre naturel, forme primitive), la serveuse d'auberge. L'amour des jeunes gens est réciproque, mais Ánanda est un moine dont la vie obéit à des règles strictes, comme le rejet de l'amour physique. Torturée par le désir, la jeune fille interroge Bouddha sur le moyen de satisfaire son amour. Elle apprend qu'elle fut, dans une vie antérieure, une femme méprisante qui repoussa l'amour d'Ánanda, alors sous une autre identité. Par l'épreuve de la chasteté, par la perte du Moi comme rédemption, Prakriti trouve sa place dans la communauté bouddhique.
Tandis que l'opéra se déroule pour lui seul, Wagner retrouve parfois des forces, intervient, interroge. Mais il n'est plus à même de saisir le sens d'une œuvre si longuement mûrie en lui : proposer le choix entre une entrée tranquille dans l'Éternité et l'attachement au cycle des renaissances. Quand l'histoire touche à sa fin, Wagner meurt en scène.
les étapes d’un projet
Une première version du livret deWagner Dream est terminée en février 2002, à partir de sources telles que le Livre Tibétain des Morts. « J'ai l'intention de travailler sur le livret encore deux ans, avec ou sans aide. De 2003 à 2005, j'écrirai la musique pour un orchestre de vingt-cinq musiciens et pour une partie électronique sophistiquée. L'issue – le rejet de la libération par Wagner – est la seule convenable pour qui connaît la nature de sa personnalité. Peut-être que cette créationd'un opéra qu'il était, pour beaucoup de raisons très intéressantes, INCAPABLE d'assurer durant sa vie, mérite une conclusion plus optimiste... J'ai besoin de trouver des collaborateurs – metteur en scène, écrivain et vidéaste ». L'opéra comprend alors un prologue, trois scènes et un épilogue bien différent de la version définitive, la disparition finale du décor et des personnages indiens devant mettre en évidence l'irréalité du récit. Deux interprètes étaient alors envisagés pour incarner Wagner : un acteur et un chanteur en coulisses.
Imprégné de spiritualité bouddhiste tout comme le compositeur anglais, Jean-Claude Carrière rejoint le projet. Dans une lettre, il précise la vision commune : « l'opéra que Wagner voulait écrire est désormais écrit – puisque nous l'avons vu – et non écrit – puisqu'il s'agissait d'une vision, d'une illusion. Les choses sont et ne sont pas. Les choses sont ainsi et tout ce dont nous avons rêvé est réel ».
Début 2003 est ébauchée la musique de la plupart des passages importants du brouillon proposé par Jonathan Harvey, sans citer explicitement ni Wagner ni les rituels bouddhistes, sans comprendre ni collage ni pastiche. Seules sont suggérées des atmosphères par quelques contours mélodiques, des allusions à l'harmonie wagnérienne, etc. En juin, Carrière termine un synopsis qui précise le déroulement de l'action, la révélation faite à Wagner qui « meurt après avoir connu ce que personne avant lui ne connaissait : le temps immobile, la vanité de toute gloire, l'illusion de toute identité et même de toute réalité, l'évidence que tous les êtres n'en font qu'un, que notre vie tout entière peut se décider au dernier instant, en une fraction de seconde [...], que nous nous rejoignons dans l'immense creuset du vide où toutes les choses vivantes, qu'elles le veuillent ou non, se réconcilient ».
Commandés par le London Sinfonietta, quelques fragments de l'opéra sont composés, dont deux interludes joués à Berlin le 5 mars 2005. Au printemps, la fin du livret est encore épurée de toute action ou discours trop explicite. L'écriture vocale, instrumentale et électronique occupe toute l'année et le début de la suivante. Le 25 mars 2006,Two Interludes and a Scene est donné au Centre Pompidou. Le travail se termine en septembre, avec la mise au point de l'électronique pour la fin de l'opéra.
Wagner Dreamcomporte neuf scènes et nécessite la participation de vingt-deux musiciens, sept solistes, six choristes, trois acteurs et un dispositif électronique en temps réel. Sa création au Grand Théâtre de Luxembourg, en avril dernier, est suivie de représentations amstellodamoises et franciliennes en juin (ces dernières malheureusement en version de concert, avec mise en espace).
entretien avec Jonathan Harvey
L'idée d'un opéra sur Wagner vous est-elle venue d'une longue fréquentation de sa musique ?
Oui. En tant que professeur d'université, j'ai enseigné l'analyse de sa musique durant plusieurs années, sans parler des spectacles auxquels j'ai assisté dans ma jeunesse – un voyage à Bayreuth en 1959, pour voir les productions de Wieland Wagner. Wagner a toujours représenté la forme extrême de l'expression psychique à travers l'harmonie et la structure.
Que conservez-vous de son œuvre dans votre travail en général, ici en particulier ?
Jusque très récemment, pas grand-chose. Dans ma vingtaine, l'esthétique expressionniste d'Erwartung de Schönberg, par exemple, a servi d'intermédiaire entre Wagner et moi. Depuis peu, je reviens au pouvoir simple et fort de l'harmonie pour atteindre certains buts spirituels. L'usage de la gamme pentatonique, de séries harmoniques naturelles et d'inflexions microtonales me semblent des archétypes de qualités humaines qui touchent plus directement.
Wagner a terminé le synopsis en mai 1856 pour ne plus y revenir. Pourquoi, selon vous ?
Alors qu'il en a parlé pendant vingt-huit ans, personne ne sait pourquoi il a abandonné son projet, pourtant toujours d'actualité même après qu’il ait achevé Parsifal. Il avançait des raisons de renoncer, puis changeait d'avis un peu plus tard. Personnellement, j'imagine qu'il ne pouvait pas voir Prakriti continuer à vivre tout en se rachetant joyeusement en faisant le bien autour d'elle, alors que Brünnhilde, Isolde et Kundry mouraient toutes, dans la nuit schopenhauerienne, quelque peu sombre et pessimiste.
Vairocana n'appartient pas au projet Die Sieger. Qui est-il ?
Vairocana est un bouddha qui guide les morts à travers le bardo – un entre-deux : la fin et la renaissance. Il est très proche de Wagner et tente de l'aider, d'être un médiateur entre la nouvelle conscience s'éveillant en lui et l'ancien monde. Il relie les deux espaces de l'ouvrage : celui de Wagner, parlé, et celui des Indiens du temps de Bouddha, chanté.
La transformation de la pensée en matière musicale a besoin du désir. Comment réconcilier un créateur avec la philosophie du renoncement ?
Le thème véritable de mon opéra est la transformation PAR l'amour, pas AU MOYEN de l'amour. C'est là que se rejoignent bouddhisme et art. Wagner lui-même parle de la difficulté d'échapper à la souffrance, de renoncer à l'attachement et d'être un artiste. Mais là, je ne suis pas d'accord. À un certain niveau, il n'y a pas de conflit.
Être seul à contempler sa création… plaisir égoïste ou souffrance de ne pouvoir partager ?
Le rêve de Wagner lui appartient en propre. À cause de la pureté de son matériau, il est pourtant d'un altruisme prometteur, et pour cette même raison, peut être imaginé bénéfique à d'autres, dans une autre vie, sous une autre forme.
Parmi les compositeurs de votre génération, vous êtes l'un des rares à utiliser aussi fréquemment l'électronique. Quelle est la différence avec une composition exclusivement acoustique ?
Elle est d'ordre, disons… musico-bouddhiste ! On peut rendre étrange le son familier d'un hautbois, lui changer son identité. Parfois, on peut arriver à la sorte d'ambiguïté qu'on retrouve au cœur de toute grande musique, et interroger la réalité d'une solidité illusoire. Ce procédé donne accès à une vue du monde plus sage.
À la différence des Français, il semble que les Anglais puisent volontiers leurs sujets dans l'Histoire plutôt que dans la Littérature…
Notre tradition opératique passe par Purcell, Händel et Britten. Britten a toujours utilisé des personnages historiques ou littéraires, des personnages qui existaient largement avant que le librettiste s'en empare. D'un autre côté, pour sa douzaine d'opéra, Harrison Birtwistle a utilisé presque uniquement des figures mythiques ou indistinctes. Peut-être y a-t-il maintenant une réaction contre ces formes vagues, parce que le personnage à part entière possède une présence scénique plus expressive, une complexité intrinsèque. Dans Inquest of Love, mon premier opéra, les personnages étaient tous inventés. Il ne fut pas facile de leur donner vie – le danger de voir des idées en costume ! Le metteur en scène travailla dur pour les rendre crédibles. Dans Wagner Dream, le choix de Wagner, et du Bouddha, obéit à des préoccupations différentes, et tous deux sont presque trop puissants pour apparaître sur scène. Un autre problème à résoudre...
On connaît plus de quatre cents rêves de Wagner notés par Cosima. Êtes-vous vous-même un grand rêveur ?
Oui, les rêves sont pour moi quelquefois révélateurs. Je les regarde comme des messages intérieurs à toujours prendre au sérieux.