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Chroniques
Joseph Jongen – Camille Saint-Saëns
Symphonie concertante Op.81 – Symphonie Op.78 n°3
Ce n'est pas la première fois que ce couplage Jongen / Saint-Saëns apparaît, puisque l'organiste français Jean Guillou et le chef mexicain Eduardo Mata nous avaient déjà proposé ce même programme à Dallas, pour le défunt label américain Dorian, et qu'il existe outre-Atlantique une réédition de la version pionnière (pour l'œuvre du premier) de l'organiste américain Virgil Fox, également couplée avec celle du second. Il est toutefois réjouissant de pouvoir disposer de cette nouvelle interprétation de la partition de Jongen, qui renoue avec les racines liégeoises du compositeur grâce à l'orchestre dirigé par le Parisien Pascal Rophé. Par ailleurs, le voisinage des deux pages orchestrales avec orgue est plein d'enseignements. D'une part, ces deux œuvres sont dissemblables au niveau du rôle de l'instrument-roi : Saint-Saëns ne l'utilise que dans la seconde partie de chacune des deux sections de sa Symphonie, et plutôt comme un instrument – ou un timbre – supplémentaire à ceux de l'orchestre ; Jongen, lui, le fait rayonner dans ces quatre mouvements en tant qu'égal de l'orchestre. D'autre part, les deux partitions sont différentes quant au style : Saint-Saëns reste attaché au romantisme lisztien allié au néo-classicisme, tandis que Jongen a assimilé tous les apports de Richard Strauss, César Franck et de l'impressionnisme en un langage parfois même teinté d'un discret atonalisme qui n'appartient qu'à lui, reconnaissable dès l'audition de quelques mesures.
Joseph Jongen (1873-1953) entreprit d'étudier l'orgue après le piano et la fugue ; il nous a laissé une quinzaine de pièces pour orgue seul, ainsi que cinq œuvres pour orgue et instruments divers, dont cette Symphonie Concertante avec grand-orgue Op.81 (1927). Elle fut créée à Bruxelles, le compositeur tenant lui-même l'ardue partie soliste ; dans le programme de cette première exécution, Jongen précisait que « c'est non pas un Concerto pour orgue, mais une grande œuvre orchestrale dans laquelle le grand-orgue, cet autre orchestre, joue le rôle prépondérant qui lui revient. Aucun lien thématique ni rythmique ne relie entre elles les quatre parties de cette vaste composition écrite avec le seul souci de l'unité de style dans la variété des mouvements ». La première partie, Prélude en mode dorien, est exceptionnelle en ce sens que « contrairement à ce que pratiquèrent beaucoup de compositeurs qui ont réservé le style fugué pour la fin de leurs œuvres, l'auteur débute ici par une fugue, et ce sera, sauf un retour de cette exposition sur une cadence de l'orgue, à la fin de la première partie, le seul endroit où sera employé ce style sévère ». Le deuxième mouvement, Divertimento, léger et humoristique, nous montre en contraste total un musicien s'amusant des périlleuses difficultés des mesures à 7/4 et 9/4. Le troisième mouvement, Molto lento, « doit le mieux réaliser l'union intime de l'orgue et de l'orchestre… [devenant] le point culminant de l'œuvre par sa force expressive ». Le Final, Toccata (moto perpetuo), est constitué d'arabesques incessantes à l'orgue, assurant sans répit aucun le lien entre les diverses sections du mouvement et amenant la conclusion grandiose et triomphale.
La Symphonie n°3 avec orgue (1886) de Camille Saint-Saëns (1835-1921) est en fait sa cinquième, si l'on considère les deux symphonies de jeunesse, révélées dans l'enregistrement pionnier de l'intégrale par Jean Martinon (EMI). Sa popularité est telle que nous ne nous y attarderons guère, en mentionnant toutefois que la plupart des chefs prestigieux l'ont enregistrée avec plus ou moins de bonheur ; deux versions exceptionnelles, bien qu'anciennes, sortent du lot : celle de Charles Münch et Berj Zamkochian (RCA/BMG), et celle de Paul Paray avec l'immense Marcel Dupré à l'orgue (Mercury). Ceci dit, réjouissons-nous – grâce à l'Orchestre Philharmonique de Liège, son chef actuel Pascal Rophé et ce soliste prestigieux qu'est Olivier Latry – de pouvoir disposer d'une interprétation qui se classe sans discussion possible dans le peloton de tête, en alliant la précision et la clarté toute française de Paul Paray à l'énergie, la fougue passionnée de Charles Münch, évitant ainsi l'écueil si fréquent de la lourdeur du discours musical.
Quant à Jongen, si la concurrence est moins rude, il convient de citer, en plus de celles évoquées au début de cette chronique, les belles versions de Franz Hauk (Guild Music) et Michael Murray (Telarc) et, malgré toute l'admiration vouée au remarquable chef spadois René Defossez, on oubliera aisément la gravure précédente de l'Orchestre de Liège et l'organiste Hubert Schoonbroodt (Koch Schwann / Musique en Wallonie), non seulement la seule affublée de coupures aussi inexplicables que navrantes dans les deux mouvements centraux de la Symphonie Concertante, mais aussi d'une interprétation trop lente, lourde et pataude. En revanche, jamais cette œuvre n'a sonné aussi juste et chaleureuse que dans cette vision qui réussit le plus subtil équilibre des sections instrumentales, mettant remarquablement en valeur toutes les voix internes du contrepoint. C'est, à coup sûr, la version de référence de cette œuvre sur le plan orchestral, et si l'orgue Schyven restauré a souvent de jolies sonorités, force est de reconnaître que, par son manque de puissance, il ne peut rivaliser avec bien des instruments présents dans les églises ou cathédrales de grandes villes françaises, là-même où l'on aurait pu effectuer l'enregistrement. Après tout, la partition était destinée initialement à l'imposant instrument Wanamaker de Philadelphie, avec ses quelque 28765 tuyaux, 408 jeux et 466 rangs !
MT