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joyeux anniversaire, Jacques Lenot !
portrait du compositeur
Après des débuts prometteurs, au milieu des années soixante-dix, le compositeur Jacques Lenot, alors instituteur en Charente Maritime, s’est trouvé quelque peu isolé de la recherche ircamienne et des héritiers de la classe de Messiaen. Qu’à cela ne tienne : rien de telle qu’une concentration assidue pour approfondir inspiration et stylistique, comme ne cesse de le prouver un catalogue d’une abondance rare dans les raréfactions contemporaines. Particulièrement présente ces dernières, sa musique de chambre s’étoffe comme peu d’autres, et conduit (peut-être ?...) à son opéra, à découvrir à Genève en 2007 : J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne d’après Jean-Luc Lagarce. La veille du concert qui fêtera ses soixante ans, le musicien nous invite dans son atelier.
Dans un peu plus d'un an, le Grand Théâtre de Genève créera J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne. Quel regard l'écriture de cet opéra vous a-t-elle fait porter sur votre parcours de compositeur ?
J'ai toujours été attiré par la scène et le travail vocal. L'expression scénique, le rapport physique du chanteur avec la scène, le lien avec le texte et la musique, me passionnent. Le problème essentiel reste la difficulté d'y accéder. Le parcours est extrêmement compliqué : trouver un sujet, l'imposer, convaincre ensuite une maison qui le produise m'a pris des années. Le projet Lagarce vient après presque dix ans de collaboration avec le directeur du Grand Théâtre de Genève qui, auparavant, était à l’Opéra de Nancy. J'ai connu plusieurs échecs avec les propositions antérieures : l'adéquation entre ma musique et les autorisations nécessaires pour utiliser les textes, libres ou non – puisque, m'étant toujours intéressé au théâtre contemporain, je voulais mettre en musique des textes actuels. C'est une démarche épineuse qui a généré des mésaventures telles que mon travail s'en est trouvé retardé. Le projet actuel masque en fait une grande forêt : avant lui, de nombreux autres ne purent aboutir. Les maisons d'opéra programment les choses très longtemps à l'avance ; du coup, le moindre retard dans l'évolution du travail est rédhibitoire. Pour ce qui est de la pièce de Jean-Luc Lagarce, j'ai eu l'autorisation de choisir plusieurs textes. J'ai commencé deux opéras sur deux pièces différentes. C'est finalement Jean-Marie Blanchard, le « patron » de Genève, qui m'a activement invité à choisir. Je n'ai pas connu Lagarce. C'est grâce à Martin Kaltenecker que j'ai abordé son œuvre. J'ai tout lu et y ai trouvé une certaine communauté d'esprit, si bien qu'après avoir rencontré l'éditeur (et exécuteur testamentaire), je me suis lancé dans cette aventure. Aujourd'hui, l'opéra est écrit, la distribution arrêtée, le chef engagé, ainsi que le metteur en scène, Christophe Perton. Les décisions ne sont pas encore totalement prises en ce qui concerne certains points du futur spectacle, mais Christophe Perton (qui, lui, a connu Jean-Luc Lagarce) a déjà une idée très précise de qui pourraient être les cinq femmes de la pièce.
Comment décidez-vous des voix ?
Le directeur des études musicales de l'Opéra de Genève m'aide en amont sur la partition, depuis presque trois ans, afin que je puisse tout simplement donner une voix à chaque personnage. Car il s'agit bien de cela ! Est-ce que les écrivains de théâtre se posent précisément cette question de la voix ? Je l'ignore… mais nous, compositeurs, avons à définir une voix exactement référencée à chaque rôle. Il convient de connaître un peu la situation : cinq femmes sont réunies ; l'auteur précise qu'il y a une mère, une plus vieille, sans dire qu'elle pourrait être la mère de la mère, et trois sœurs. On peut donc penser que les sœurs sont filles de cette mère, mais ce n'est pas sûr pour autant. Les cinq femmes se lamentent parce qu'un homme, éventuellement frère, fils et petit-fils, qui avait autrefois été mis dehors par le père pour des raisons qu'on ignore, revient à la maison leur dire quelque chose d’important qu'il ne dira finalement pas. En fait, bien qu'on parle sans cesse de ce personnage et qu'on l'attende, on ne le verra jamais. Progressivement, on comprend que, jeune et atteint d'une maladie dont Lagarce est mort en 1995, il revient pour mourir. Mais cela aussi reste dans un troublant non-dit. Chez ces cinq femmes, j'ai vu une hiérarchie qui m'a invité à imaginer une échelle des voix. Nous avons connu également des avatars avec les chefs d'orchestre. Choisir un chef trois ans à l'avance, exiger qu'il soit présent pendant deux mois pour les répétitions, ce qui est effroyablement difficile dans un planning de maestro, n'est pas chose aisée. Finalement, c'est Daniel Kawka qui dirigera la création. Avec l'Ensemble Orchestral Contemporain, il a créé une de mes anciennes pièces (qui n'avait encore jamais été donnée). Donc, quand Genève m'a dit « untel n'est pas libre, celui-ci ne pourra pas être là deux mois durant, un tel autre n'est pas sûr », etc., j'ai proposé une courte liste de personnalités avec lesquelles je souhaitais travailler, dont faisait partie Kawka. Ce jeune chef me l'a lui-même annoncé : « Je me lance dans cette belle aventure ». Quelle joie ! Dans cet opéra, il n'y a pas de voix d'homme : j'ai décidé de placer un chœur masculin dans la fosse d'orchestre ou en coulisses pour une scène a cappella, pendant que deux des femmes s'invectivent sur le plateau.
Comment concevez-vous l'orchestre de cet opéra ?
J'eus un mal infini à composer cette œuvre, je l'avoue. J'ai écrit plusieurs opéras qui n'ont pas été joués, qui croupissent dans mes tiroirs, mais qui m'ont entraîné à cet exercice. La difficulté venait de l'absence absolue de dramaturgie – puisque le texte de Lagarce est avare en didascalies –, un côté intérieur à la Bergman, aussi fascinant que déroutant, et en même temps des traces de dérision venues de Beckett. Avoir la chance de produire l'œuvre sur une grande scène internationale me fit réfléchir à l'utilisation de l'orchestre. Par des interventions musicales semi chambristes, plutôt que par une convocation constante de tout l'effectif, j'ai pu suggérer une dramaturgie, dans les alternances, les oppositions de timbres, etc. La première scène requiert l'orchestre, la deuxième un sextuor à cordes (mon souvenir de Capriccio de Strauss), la troisième un septuor à vents virtuosissime, en coulisses, et ainsi de suite. Les musiciens d'orchestre n'acceptent pas naturellement un travail de soliste : nous allons réfléchir à l'engagement de musiciens supplémentaires.
Pour la voix, vous avez composé Pour mémoire et surtout Le tombeau d’Henri Ledroit ; pouvez-vous nous en parler ?
Pour mémoire n'est pas une pièce complètement aboutie. Je ne l'aime plus beaucoup. Le tombeau est plus intéressant. J'avais utilisé la voix d’Henri Ledroit dans un spectacle fait à la Grande Halle de la Villette en 1986, avec le Groupe Vocal de France. C'était une commande de Maurice Fleuret, à l'époque Directeur de la musique (1984). J'ai imaginé une sorte de bref acte d'opéra pour un ensemble vocal, un quatuor à cordes et un soliste. Après l'avoir entendu dans Monteverdi, j'ai choisi Ledroit dont j'adorais le timbre et le grand charisme théâtral. J'ai mis deux ans à le convaincre. Hélas, il est mort quelque temps plus tard. Philippe Herreweghe, alors plongé dans les cantates de Bach et non dans le répertoire contemporain, a proposé de me prêter son orchestre pour faire quelque chose à sa mémoire. Nous avons eu le financement de quatre festivals coproducteurs. Ainsi est né Le Tombeau d’Henri Ledroit, construit sur la traduction française du Dies irae par Jean de La Fontaine, que m'avait fait connaître Jean-Pierre Derrien. Le chœur de La Chapelle Royale a été exceptionnellement bien préparé par Joël Suhubiette, Isabelle Poulenard nous a prêté sa voix, et la première eut lieu au Théâtre de Metz durant les Rencontres Internationales de Musiques Contemporaines. On le fit ensuite au festival de Lille, à l'église Notre-Dame de Bonne-Aventure, pour le Festival d'Art Sacré du Vieux Lyon et au Théâtre des Champs-Élysées. Enfin, le label FY-Solstice a souhaité rendre un hommage discographique à Henri Ledroit, et l'enregistrement qui avait été fait lors du dernier concert est devenu disque. C'est ma dernière expérience publique de l'art lyrique, qui pourtant avait été mon rêve d'enfance.
Des Clameurs de 1969 au Quatuor à cordes n°5, on constate la large place de l’écriture chambriste. Quel imaginaire sonore cela implique-t-il ?
Quand j'écris pour des effectifs réduits, je peux me permettre la virtuosité et l'extravagance. Il y a une implication véritable des musiciens qui veulent défendre telle œuvre, ce qui n'est naturellement pas du tout le cas des musiciens d'orchestre auxquels on l'impose. J'ai beaucoup écrit par groupes de pièces qui se suivent, palliant mon souci de toujours du développement. On peut se distinguer a contrario de l'histoire de la musique en ne développant pas, en apposant des objets sonores non reliés à un discours, mais si l'on admet un discours, le discours impliquant le sens, on finit par raconter quelque chose, ce qui revient à dire « développer ». Donc, si l'on développe, on ouvre la voie à la fameuse question « qu'avez-vous voulu dire ? ». Ce propos-là ne m'a jamais concerné. Je tiens le propos secret, en musique, et sans sous-titres. À force d'écrire, j'ai trouvé un certain art du développement, mais à travers un parcours de plusieurs petites pièces formant un cycle.
D'ailleurs, plusieurs cycles sont observables dans votre trajet de compositeur ; les Allégories d'exil, les Utopia, enfin les Trois livres d'orgue…
Plutôt que de me sentir incapable de développer, ce qui n'a rien d'agréable, j'opérais autrefois par prolifération du matériau en des effectifs successifs, formant une sorte d'œuvre gigogne. Il n'est donc pas tout à fait juste, de ce point de vue, de parler de cycle. Du reste, c'était plus de l'ordre de l'utopie, puisque ces œuvres n'ont jamais été jouées sous forme de cycle, toutes ensemble. C'était une vue de l'esprit, sans doute. Pour l'orgue, le mot livre m'a toujours fasciné. Contrairement à Boulez, il ne me vient pas de Mallarmé, mais du Livre d'Orgue français du XVIIe siècle, principalement de Nicolas de Grigny. J'ai voulu tenter de me glisser dans ce moule. Cette idée du livre est à la fois plus juste et plus actuelle que celle du cycle. Elle traverse également mes cahiers d'Études ou mes Préludes pour piano – qu'elle relie, d'ailleurs. Mais je n'ai plus aujourd'hui cette envie de tracer un parcours de plusieurs pièces venues d'un même potentiel. J'assume volontiers la contradiction de mes inspirations. J'ai beaucoup écrit cette année, et précisément des choses extrêmement différentes les unes des autres.
Dois-je entendre que cette particularité – du cycle au livre – pourrait en partie définir votre esthétique ?
À présent, mon langage est constitué. Il vient de ce qu'on appelle la musique sérielle. J'ai pris les choses telles qu'elles ont été reçues à la mort de Webern, en 1945, année de ma naissance. Boulez a fait ceci avec la série, Nono en a fait cela, Stockhausen autre chose encore. Aujourd'hui, la série a été dérivée par d'autres, comme Elliott Carter. Je ne revendique pas une indépendance de choix par rapport à cette question, partant du fait que je ne me prends pas pour un inventeur, mais pour quelqu'un qui, dans ce qui est déjà fait, puise une matière à satisfaire un imaginaire sans cesse en mouvement. Le chemin de Lachenmann, celui de Gérard Pesson, à sa manière, ne sont pas les miens.
Pourtant, j'en suis proche par la pensée, puisque j'ai écrit de nombreuses pièces que fort peu d'événements traversent, ou alors uniquement des « incidents hystériques » qui sortent de la piste avec violence, dans une provocation théâtrale que j'appelle extravagance. Le peu, le gris, le presque rien, vous pouvez le voir constamment dans mon œuvre. Même si je me suis également servi de la prolifération des cellules chez Ligeti, héritée encore de la série.
Votre production soliste s'est « précipitée », ces dernières années, poursuivant entre autres un appel présent dès les commencements aux vents (flûte, basson, clarinette, etc.) ; pourquoi ?
La rencontre de gens extraordinaires. Je viens de fêter une collaboration de trente ans avec le pianiste et pédagogue Jacques Raynaut. Des musiciens m'ont demandé de la musique, que ce soit le violoncelliste Marc Coppey, le clarinettiste Nicolas Baldeyrou et, tout récemment, le pianiste Winston Choi. Cette circonstance arrive en même temps que le surgissement d'une inspiration solistique – l'un nourrissant l'autre, bien sûr. Sachant que j'avais écrit beaucoup de musique d'orgue par le passé, Vincent Warnier m'a sollicité pour une nouvelle œuvre. Le jeune pianiste canadien Winston Choi a exploré d'anciennes pièces pour piano dont beaucoup n'avaient jamais été jouées, et, au regard de son prodigieux enthousiasme, je lui en ai composées d'autres. Quant aux pages antérieures pour vents, elles ont plutôt été, non pas « commandées » mais « invitées », pour ainsi dire, par des responsables d'orchestres, d'ensembles, etc. Plus jeune, je ne connaissais pas les musiciens, et il n'est pas dans ma nature d'aller demander quelque chose à quelqu'un ; je n'ai jamais fait cette démarche. Du coup, le vrai travail de collaboration avec les solistes est chose récente.
En 1997, vous signiez un Quatuor à cordes n°1. Un deuxième arrive en 2001, un troisième deux ans plus tard, le Quatrième l'année dernière. Quel chemin votre œuvre parcoure-t-elle avec cette formation ?
En 1975, Harry Halbreich m'a commandé un quatuor pour le festival de Royan, bizarrement – je dis « bizarrement » parce que j'étais encore un jeune compositeur. Fort de sa certitude que l'écriture d'un quatuor était obligatoire dans un parcours de musicien, il jugeait bon que je m'y essaie. À l'époque, j'avais travaillé avec Franco Donatoni et d'autres qui, comme lui, avaient une idée assez globale du quatuor, venue du structuralisme. Je me suis lancé dans l'écriture des Sept fragments pour quatuor à cordes, sachant que Royan, qui m'aimait bien, me commandait en même temps une œuvre pour le célèbre Südwestrundfunk Sinfonieorchester de Baden Baden. Et au printemps 1977, les deux œuvres se sont vertement ramassées ! Les vingt-huit minutes de mes Fragments ont été créées dans la foulée du Premier Quatuor de Wolfgang Rihm, superbe partition de quarante-cinq minutes, par le Berner Streichquartett. Le public fut accablé par le climat austère, inabouti, assez interminable du mien, s'il faut tout dire. Le soir même, Ernest Bour et Baden Baden jouaient ma Sinfonia entre la Symphonie n°3 de Henryk Górecki et Lichtzwang (in memoriam Paul Celan) de Rihm : la critique m'a littéralement détruit ! On offrait cet orchestre génial à l'instituteur de trente-deux ans que j'étais alors, qui comptait bien en profiter et se grisait « mégalomaniaquement » avec cette œuvre de trois quarts d'heure qui n'intéressa personne (rires). Face à ces deux échecs, je me suis interdit tout autre quatuor ou symphonie (encore plus).
Près de quinze ans plus tard, pour les soixante ans de mon maître Sylvano Bussotti, je me risquais à Trois mouvements qui se trouvaient être écrits pour quatuor sans que je le mentionne précisément. Après une fête que nous lui faisons au Théâtre du Rond-point, Bussotti me demande de déposer la partition à son hôtel. Bien sûr, je remets l'œuvre pour lui à la réception de ce grand hôtel de la rue de Rivoli… il n'a jamais pu mettre la main dessus ! Nous avons appris ce jour-là, après maintes recherches, qu'un quatre étoiles pouvaient perdre des plis importants. La malédiction se confirmait.
Après cinq ans passés dans le Gers, j'ai vécu dans le pavillon d'un château que me prêtait un mécène, dans le Nord-Pas-de-Calais. J'ai passé là quatre années fructueuses dans le plus grand calme. J'y ai beaucoup écrit, et un beau jour, je me suis dit « je suis seul, je suis protégé, je réfléchis, personne ne me dérange, n'est-il pas temps de me poser à nouveau la question du quatuor à cordes ? » Sans commande, sans suggestion de qui que ce soit, j'ai composé un quatuor dans ces conditions idéales. Un soir où elle joue ma musique, Dominique My me trouvant fatigué, je lui parle de l'écriture fiévreuse de ce quatuor ; elle veut le voir, je le lui montre : elle décide de le monter avec les musiciens de l'Ensemble Fa dans le cadre d'une tournée aux USA, de sorte qu'il est très vite créé au Musée Guggenheim, à New York, en décembre 1998. Au retour, Dominique My le fit rejouer ici et là, m'invitant à l'appeler Premier Quatuor, persuadée qu'elle était que j'allais continuer à écrire pour cette formation. Très tôt ensuite, j'ai en effet composé un Quatuor n°2 que les Rosamonde ont enregistré pour Intrada. Le 11 septembre 2001, alors que j'étais occupé par l'écriture d'un Troisième Concerto pour piano, le compositeur Philippe Fénelon me téléphone de Barcelone : « Jacques, tu devrais allumer la télé, il se passe une chose inouïe ». Je bougonne – parce que je suis concentré sur mon travail et que je n'imagine rien qui m'oblige à allumer la télévision. Il insiste : « vraiment, tu devrais allumer ! ». J'allume… et vous connaissez la suite. Du coup, j'abandonne le concerto, et l'état dans lequel l'événement me plonge nécessite que, pour reconstituer les morceaux allégoriques de cette sévère chute des tours jumelles new-yorkaises, je me lance dans un nouveau quatuor à cordes. Plus tard, pour son mariage, j'offre à Eric Tanguy un quintette avec piano que le quatuor Rosamonde et Vahan Mardirossian jouent aux Flâneries Musicales de Reims ; je leur montre la partition de ce nouveau quatuor et ils décident de s'y essayer. De fait, ils l'enregistrent en 2003, le disque sort quelques mois plus tard, et ils le créent publiquement lors du concert anniversaire [lire notre chronique du 17 novembre 2005].
Le violoncelliste Marc Coppey (pour qui j'ai écrit La vie éternelle rayonne sur les feuilles du jardin qu'a commandé l'Orchestre Philharmonique de Liège), directeur artistique du Festival de musique de hambre de Colmar, me fait appeler : ayant eu vent de l'existence du Quatuor n°2, il me demande si j'accepterais d'en composer un Troisième. Me retirant une quinzaine de jours dans le Gers, le Quatuo à cordes n°3 s'y écrit presque de lui-même, mais encore dans le prolongement de l'opéra que je venais d'achever. Créé à Colmar en mars 2003, il fut rejoué avec le Troisième de Schumann par les quatre merveilleux jeunes musiciens italiens qui constituent le Quatuor Prometeo, en juin 2005 à Avignon.
À la mémoire de l'organiste Jean Boyer, je conçus les Cinquante-quatre fragments sur la déploration du Christ pour un concert donné le même jour au Musée du Petit Palais d'Avignon où l'on peut admirer, parmi les tableaux de la collection Campana, l'impressionnante toile d’Ambrogio da Fossano (Il Bergognone), avec son Christ verdâtre [photo]. J'ai écrit une partition pour neuf instrumentistes que j'ai engagés dans la région. Le premier violon y était tenu par Cordelia Palm. Il se trouve qu'elle a constitué un quatuor avec des amis et qu'elle m'a demandé d'imaginer une nouvelle œuvre, qu'elle souhaitait moins difficile que le Quatuor n°3, moins implacable que le Premier, etc. Entre-temps, j'ai dédié mon Quatrième Quatuor à Françoise Thinat, la créatrice du Concours de Piano XXe siècle d'Orléans, à qui je dois la rencontre avec Winston Choi. Puis j'ai repensé à Cordelia Palm : de son idée vient donc de naître mon Quatuor n°5. Ces deux dernières œuvres n'ont pas encore été créées à ce jour.
Pourquoi n'avez-vous pas travaillé avec l'électronique ?
Etrangement, j'ai refusé deux opportunités majeures dans ma vie, sans doute par manque de maturité. Grâce à Olivier Messiaen, j'ai été joué pour la première fois et avec succès au Festival de Royan par l'Orchestre National de l'ORTF – j'avais vingt ans. À l'issue du concert, il m'invite à rejoindre sa classe au conservatoire à la rentrée suivante. J'ai refusé. À la fin des années soixante-dix, Pierre Boulez, qui ne me connaissait pas, choisit une œuvre que j'avais envoyée au comité de lecture. Il me fit réécrire la partition, préparer un nouveau matériel, et créa Dolcezze ignote all'estasi (Allégorie d'exil IV) en mars 1980. À la sortie du concert, au Théâtre de la Ville (Paris), où l'Ensemble Intercontemporain avait également joué l'Opus 9 de Schönberg, une œuvre d'Hugues Dufourt et une d’Elliott Carter, Boulez me demanda si j'étais content. Je répondis que oui. « Pas moi, ajouta-t-il. Il y a chez vous un potentiel non utilisé. Savez-vous ce que l'on fait à l'Ircam ? ». Et là, j'ai répondu « ça ne m'intéresse pas ». Cela ne l'empêcha pas de faire jouer mon Pour mémoire III par l'Orchestre de Paris en 1983 sous la direction de Daniel Barenboïm, en remplacement de Surgir de Hugues Dufourt, pas encore prêt. Je viens de lui dédier Alto contralto, pour son quatre-vingtième anniversaire. Néanmoins, ces deux refus m'ont isolé de la recherche musicale de l'Ircam et écarté de l'héritage de Messiaen.
Entre Allégories d'exil, Un soleil obscur à la cime des vagues, Dans le tumulte des flots, We approach the Sea, Aux antiques rives heureuses, etc., certains titres de votre œuvre renvoient-ils à une poétique de l'insularité ?
Peut-être… Je suis né à Saint-Jean d'Angély, en Charente Maritime, à soixante kilomètres de la mer. Or, mes parents ne sont pas de la région. Ma mère est née dans la vallée de la Marne et mon père près de Besançon, dans une famille d'horlogers qui s'installa plus tard dans cette même vallée. Démobilisé après l'armistice de 1940, il retrouva près de La Rochelle ma future mère, connue auparavant dans ce village champenois, poussée elle aussi avec ses parents par la botte allemande, lors de l'exode. Ils s'épousèrent et eurent trois enfants dont vous avez un exemplaire devant vous. Ils n'étaient donc pas du tout atlantiques. Fille d'un serrurier et maréchal-ferrant, ma mère garda toute sa vie une extrême nostalgie de son village champenois et de sa famille restée là. Mon père ne parlait que de sa Franche-Comté et de sa mère qui venait du canton de Vaud, en Suisse. Ils étaient des gens de l'Est, des gens « de l'intérieur » qui n'avaient aucune idée de la mer. Je suis né en 1945, et lorsque j'étais petit, dans cette famille qui avait à se reconstruire après guerre, qui n'était pas riche, j'entendais toujours dire « lorsqu'on aura une voiture, on ira à la mer ». Elle n'était qu'à soixante kilomètres, mais les parcourir était regardé comme une épreuve. Avant que l'on ait une voiture à nous, nous avons cependant pu aller au moins une fois voir la mer : c'était à Royan, ville complètement rasée par le bombardement des troupes alliées (5 janvier 1945) pour réduire une poche de résistance allemande. J'ai donc fait, à cinq ou six ans, l'amalgame d'une ville en ruine et de la mer.
Pour l'anecdote : en 1982, j'ai pris le train avec Jean-Pierre Derrien pour aller chez ses parents, à Concarneau, en Bretagne. Depuis Montparnasse ce trajet prenait alors plus de six heures. Arrivé à Redon, le train a commencé à prendre du retard à cause d'une inondation. Pour rire, j'ai dit « We approach the Sea ! », moi qui ne parle pas du tout anglais, ce qui vous explique ce faux idiome qu'évoque le titre de l'œuvre pour piano composée pendant le séjour breton qui suivit.
La première fois que je suis allé à New York, en décembre 1998, pour la création de mon Premier Quatuor, je dormais dans les hauteurs ouest de la ville, non loin de l'Université Columbia. Le soir même de mon arrivée, n'arrivant pas à dormir à cause du décalage horaire et de l'excitation de me trouver là, j'ai descendu Broadway à pied (le sentier des indiens) pour aller voir la mer à la pointe de Manhattan, face à la Statue de la Liberté, parcourant pour ce faire cette énorme distance. Lorsque j'ai atteint Battery Park, il y avait du vent, le jour s'était levé, il faisait beau et froid, le ciel était complètement bleu, l'océan battait les flancs de New York, et c'était tout simplement magnifique !
Dans ma drôle d'histoire avec la mer, je ne sais pas précisément si l'on peut parler d'insularité, d'isolement ou d'exil, mais pour moi qui ne suis absolument pas marin, qui déteste l'eau, qui nage très mal, qui ai horreur des piscines, qui ne me pose jamais sur une plage, je connais une étrange fascination pour le vent, le mouvement de l'eau, les tempêtes, partant que la mer y demeure intimement liée à la mort. En vous parlant de tout cela, je pense à De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, le texte magistral de Sebald où il raconte l'effroyable bombardement de Hambourg, tressant une sorte de parabole entre la mer où se jetaient les brûlés, le feu et l'anéantissement. Je ne saurais vous en dire plus : votre question touche en moi une chose qui nécessiterait une exploration plus profonde…