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Dossier
Julien Quentin, pianiste
marathon d’un chambriste à Verbier
Rencontré à Verbier où nous l'entendions avec la violoniste Rachel Lee (programme Mozart, Janáček, Schumann et Strauss) et l'altiste Lawrence Power (programme Bowen, Chostakovitch, Schumann et Prokofiev), le pianiste Julien Quentin nous parle du rythme particulier de travail induit par le festival suisse où il se produit depuis plusieurs années déjà.
Comment doit-on dire : vous jouez le piano, le clavecin, le pianoforte ; vous êtes claviériste ?
C'est ici, à Verbier, que j'ai commencé à toucher le clavecin en concert. J'y avais déjà mis les doigts pendant mes études, aux USA, à Bloomington. Mais je suis plus à mon aise derrière un piano, naturellement. Le clavecin donne accès à un répertoire à partager avec d'autres instrumentistes, L'expérience qu'on en retire agit forcément sur la conception du jeu au piano. Mais il n'est pas toujours loisible de passer d'un instrument à un autre : cette année, pour des raisons de timing, j'ai joué un peu moins de clavecin et de pianoforte.
À écouter vos concert, vous semblez soucieux de toujours entrer dans la stylistique de chaque compositeur que vous jouez...
Oui, et cela me fait plaisir que vous le releviez ! Mon souci de respecter le style est directement lié à cet accès aux instruments anciens. Le doigté change, comme le toucher. Par ailleurs, en ce qui concerne les accompagnements transcrits, comme pour une partie du programme que j'ai donné ce matin – extraits de Roméo et Juliette de Prokofiev, trois Préludes pour piano de Chostakovitch et quatre pages tirées de son opus 97 écrit pour Le taon, le film d'Alexandre Faintsimmer (Овод, 1955), tout cela adapté pour alto et piano par Vadim Borisovsky –, il me faut réécouter les versions originales pour orchestre afin de faire sonner la transcription, parfois même au delà de ce qu'elle propose. Je tiens absolument à entrer dans l'univers de chaque auteur. La plupart du temps, c'est en soignant chaque détail que je trouverai du plaisir. Certains artistes s'emparent immédiatement et personnellement des choses. Moi, je me concentre d'abord sur la partition. Très « classiquement ». Je m'y coule. Ensuite, une fois qu'il me semble en avoir approché l'essentiel, je peux la faire mienne. Je profite de la partition comme d'un outil qui, à travers le temps de travail, me livrera toujours plus du compositeur.
Cette année, à Verbier, les répertoires sont plutôt diversifiés. Quelle gymnastique cela implique-t-il ?
Une gymnastique d'abord intellectuelle, puis physique, dans l'enchaînement des répétitions, des master classes, des concerts. Ici, je travail de huit à douze heures par jour. Ce qui n'est pas du tout mon quotidien, je vous assure ! Ce marathon m'apprend à savoir profiter du moindre moment de repos. Ce qui est fatiguant dans la préparation des concerts, c'est de devoir être toujours investi à cent pour cent. Depuis trois années consécutives, je suis celui qui joue le plus de musique à Verbier. Jouer le jeu de cette stimulation permanente était un challenge que je crois avoir assumé. À l'avenir, j'aimerais beaucoup revenir ici avec plus de projets personnels, moins marathoniens.
Vous vous produisez plus en tant que chambriste qu'en tant que récitaliste, ou c'est une impression fausse ?
C'est spécifique à Verbier. Bien qu'elle représente par ailleurs une large part de mes activités de pianiste, la musique de chambre n’est pas mon quotidien. Ici, on échange, on collabore entre solistes. Les rencontres avec certains artistes s'y transforment volontiers en collaboration à long terme. Et aussi en amitiés. Il y a vraiment peu d'endroits au monde où des artistes jeunes et confirmés peuvent travailler ensemble. C'est quelque chose de très spécial que de se rencontrer en altitude, loin de tout et d'en même temps s'immerger toute la journée dans la pratique musicale. Le seul risque que cela comporte serait de mêler des personnalités musicales fortes qui pourraient se montrer inflexibles. Cela arrive, bien sûr, mais au fond, c'est rare. Le partage est immense, sans bêtes frottements d'ego. Pour moi, l'essence d'un musicien est l'art d'écouter. De s'écouter soi, évidemment, mais surtout d'écouter les autres et l'ensemble que les autres et soi-même font naître. C'est précisément ce qu'exige la musique de chambre. Du fait que l'on n'a pas beaucoup de temps de répétition, il arrive de parer au plus pressé, et que ce soit exactement l'inverse. Le plus souvent, ces conditions savent convoquer une inspiration vive.
Vous enseignez. Cela induit-il une incidence sur votre propre jeu ?
C'est aller trop vite que de dire que j'enseigne. Plus exactement, j'ai un peu enseigné avec Émile Naoumov, pour une courte période. Il s'agissait de petites classes de piano et d'analyse. Ensuite, j'ai eu également quelques élèves en cours privés, aux USA et en Suisse. Je pense que j'ai de belles années devant moi avant de me poser quelque part pour enseigner. Ce n'est pas le moment, car je me vois encore comme un musicien qui va vers le public et qui ne serait certainement pas aujourd'hui à la hauteur d'un grand poste. Quant à l'influence que l'enseignement peut avoir sur le jeu même du professeur, il est certain qu'il l’incite nécessairement à jeter un regard différent sur ce qu'il fait. Pour un élève, l'on doit être prêt, réactif, savoir toujours très précisément de quoi l'on parle. Ayant à solutionner des problèmes qui ne s'étaient pas posés à moi, j'y ai réalisé des choses que seul je n'aurais pas réalisées.
Vous entendra-t-on en France prochainement ?
Oui, à Angers, le 24 août, où je jouerai avec le violoniste Corey Cerovsek, puis à l'Auditorium du Louvre, toujours en tant que chambriste. Ayant fait mes études à Bloomington et à Genève, je me suis fais plus connaître à l'étranger. En France, mes grands débuts au récital restent encore à venir. Cette année, je jouerai surtout en Allemagne, en Suisse et en Italie.
Vers où penche votre goût personnel ?
À y bien réfléchir, mes goûts sont assez bien représentés par mes interventions dans ce festival. Je me sens aussi proche de la musique impressionniste française que du répertoire russe. C'est ici que j'ai abordé pour la première fois la Sonate de Francis Poulenc. J'aime infiniment Bach, ce qui ne m'empêche pas de considérer la musique d'aujourd'hui. J'ai créé une sonate de Nicolas Bacri et l'Américain Justin Messina vient d'écrire une pièce pour moi. Je suis également « branché » sur les musiques électroniques. Dans la musique romantique, je me sens chez moi. Quant à Chostakovitch, dont je joue la musique de chambre qui me parle beaucoup, il me tarde d'aborder son œuvre spécifiquement pianistique. Pour le disque où je suis encore absent, j'aimerai travailler à un projet Scarlatti. Liszt également, peut-être Ravel et Rachmaninov.