Chroniques

par bertrand bolognesi

Kaija Saariaho
Le passage des frontières – Écrits sur la musique

Éditions MF (2013) 416 pages
ISBN 978-2-9157-9453-3
Kaija Saariaho | Le passage des frontières – Écrits sur la musique

Au fil des notices demandées par les salles de concerts et les festivals pour accompagner l’auditeur dans sa découverte de nouvelles pièces, d’œuvre en œuvre la compositrice finlandaise Kaija Saariaho a rédigé un cursus qui se révèle plutôt vaste. Autour des évolutions de son art, considérations techniques et esthétiques jalonnent tout un parcours. Le lecteur rencontrera dans ce volume conséquent des textes anciens que peut-être il connait déjà, mais tous actualisés, et des inédits en français, traduits par les soins de Johanna Kunningas et Aleksi Barrière depuis le finnois, et de Stéphane Roth depuis l’anglais et l’allemand, Stéphane Roth qui réunit pour la collection répercussions des Éditions MF tout ce que la musicienne a exprimé par des mots, sur son travail mais aussi sur des sujets plus larges. On y trouvera également des considérations strictement autobiographiques.

Trois parties organisent cette parution d’importance.
La dernière fournit les renseignements d’usage, comme le catalogue des œuvres, la bibliographie générale et la précision des sources des textes présentés, une chronologie ainsi que la discographie de Saariaho. Avant ces éléments, le cœur du livre invite dans l’atelier de la créatrice par le Journal des œuvres, courant sur trente-deux ans et près de soixante-dix opus, du Suomekielinen sekakuorokapple de 1979 (pour soprano, baryton et chœur mixte) aux quatre Frises de 2011 (pour violon et électronique). Voilà qui est essentiel pour approfondir ou faire connaissance avec la pensée de Saariaho, ledit journal étant parsemé de réflexions musicales, bien sûr, mais encore humaines, abordant la manière dont la femme est dépeinte par l’opéra traditionnelle, par exemple, révélant certains ancrage densément terrestres au sein même de la rêverie et des interrogations sur soi-même (notamment avec l’opéra L’amour de loin, créé lors de l’édition 2000 du Salzburger Festspiele – « …je ne savais pas pourquoi j’avais choisi cette histoire. […] J’ai compris au milieu de la composition que c’était aussi mon histoire. J’étais à la fois le compositeur et la dame, ces deux parties en moi que j’essaie de concilier dans ma vie. Être une femme compositeur est presque impossible. Pour écrire de la musique, il faut de la concentration, une écoute intérieure. Pour être femme, pour être une mère, il faut être toujours disponible et efficace. Difficile d’avoir à la fois les pieds sur terre et la tête dans le ciel »).

L‘éclectisme de l’inspiration fascine, qu’il s’agisse d’une berceuse adressée « à une vielle femme qui quitte ce monde en douceur » – Nuits, adieux ; quatuor vocal et électronique (1991) [lire notre chronique du 13 janvier 2010] – côtoyant la même année une improvisation pour piano à partir de deux chansons des Beatles (Monkey fingers, velvet hand), ou d’une aurore boréale –Lichtbogen ; ensemble et électronique (1986) [lire notre chronique du 10 avril 2011] –, d’un roman d’Elias Canetti (Verblendungen ; orchestre et bande, 1984), des flocons saupoudrés par le ciel gris de l’automne (Neiges ; huit violoncelles, 1998), d’un anniversaire (Song for Betty ; orchestre, 2001), d’une astéroïde – Toutatis ; orchestre (2005) [lire notre chronique du 19 avril 2013] ou encore de la poésie de Gunnar Björling (Nej och inte ; quatuor vocal féminin, 1979).

Enfin, ce recueil est ouvert par une section largement développée qui en fait les deux tiers – « le cœur de l’ouvrage », selon Sébastien Roth lui-même. De 1980 à 2010 vous y suivrez Kaija Saariaho [lire notre entretien], des premiers essais aux affres et aléas notoires d’un « compositeur d’opéras , de Maa à Émilie [lire nos chroniques du 17 avril 2013 et du 7 mars 2010], en passant par les années d’apprentissages, l’enthousiasme pour Monteverdi et Bach (« lorsque j’appris que le mot allemand Bach signifiait rivière, je me pris à associer cette musique aux parfums et au soleil du printemps »), l’installation en Allemagne où la vie lui semble tellement brutale, la stimulation essentielle que fut sa découverte de Proust, l’arrivée en France – avec une évocation fort drôle de la nuit qui suivit l’élection à la Présidence de la République de François Mitterrand –, plusieurs programmes esthétiques (concernant l’inventions des timbres, entre autres) et des manifestes nettement engagés dans ce qu’il est convenu d’appeler résistance.

Le passage des frontières se pourra donc lire de diverses manières, partant qu’il est certain qu’en main vous avez là un livre dans lequel vous ne manquerez pas de replonger régulièrement un œil passionné.

BB