Recherche
Chroniques
Kurt Weill
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Après une première collaboration qui mène à Mahagonny Songspiel (1927) – commande du Festival allemand de musique de chambre de Baden-Baden –, Kurt Weill (1900-1950) et Berthold Brecht (1898-1956) présentent un opéra en trois actes qui en reprend le matériau : Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny. Le livret, teinté d’anarchisme, pousse Otto Klemperer à déprogrammer la création prévue à la Kroll Oper (Berlin) – dont il assure la direction musicale –, déplaçant un scandale attendu vers le Neues Theater de Leipzig, au soir du 9 mars 1930. À l’arrivée au pouvoir du régime nazi, et malgré une version bien édulcorée présentée dans la capitale (1931), l’œuvre est d’ailleurs rapidement mise à l’index, puis livrée aux flammes (1938). Dans un pays où les postes de radio se multiplient beaucoup moins vite que les chômeurs, il est dangereux de laisser des artistes s’exprimer sur le bonheur, surtout pour dissocier l’homme de son prétendu « destin économique » (Adorno et Horkheimer).
Car elle est mordante, cette fable qui met en scène une ville-piège montée de toutes pièces par trois aventuriers recherchés par la police, près de Pensacola (Floride), lesquels parient sur les bas instincts pour se remplir les poches – « L’or, c’est plus facile a tirer des hommes que des fleuves ! ». Dans les années qui suivent, vantée par Fatty et Moïse, la cité joyeuse est prise d’assaut par « les mécontents de tous les continents » attirés par le jeu, l’alcool et la chair. Parmi eux, Jim Mahoney de l’Alaska s’attache à Jenny Hil de La Havane, l’une des filles engagée par la Veuve Begbick, mais regrette de plus en plus la vie menée dans les forêts. Pour finir, outre ses compagnons qui meurent ou le trahissent, Jim est condamné à mort pour n’avoir pu payer ses consommations – « pour manque d’agent, car c’est bien le plus grand forfait qui existe sur terre ».
« Dans la provocation, nous voyons la réalité rétablie » assure Brecht. Pour cette production filmée en septembre dernier au Teatro Real (Madrid), Alex Ollé et Carlus Padrissa, membres de La Fura dels Baus, s’en tiennent à celle du texte. Bien sûr, il y a cette montagne d’ordures qui sert de fondations à Mahagonny, ou cette mangeoire industrielle où se gavent les bienheureux, mais ces outrances indisposeront tout au plus les lavabophobes. De même, le côté américain de l’ouvrage est-il gommé en faveur d’une critique plus actuelle du capitalisme – tellement intégré qu’il s’oublie. Tout mène alors à l’émotion nue du dernier dialogue amoureux. À part la scène de l’ouragan gâchée par des gros plans sur l’orchestre, Andy Sommer paraît en meilleure forme qu’habituellement.
« Si nous construisons Mahagonny, c’est que le monde est pourri » affirment nos voyous qui ne manquent pas de voix pour défendre leur point de vue – en anglais. Ample et bien impactée, Jane Henschel campe Leocadia Begbick avec présence et drôlerie, tandis que Donald Kaasch (Fatty) et Willard White (Moïse) livrent un chant évident et sonore. Measha Brueggergosman (Jenny) s’avère d’une souplesse incroyable, mêlant moelleux et expressivité avec talent. Souple lui aussi, Michael König (Jim) jouit d’un aigu délicat qui magnifie son monologue de prison, When the sky turns brighter, tout de force et de douceur. John Easterlin incarne Jack O’Brien avec fermeté, stabilité et humour. Signalons enfin Otto Katzameier, Bill solide, et Steven Humes, Joe à l’impact assez diffus et avare en grave.
Si les Chœurs du Teatro Real renforcés par le Chœur Intermezzo proposent des ensembles moins réussis que ceux des solistes eux-mêmes, en revanche, que de satisfaction du côté des instrumentistes maison côtoyant ceux de l’Orchestre Symphonique de Madrid, placés sous la direction de Pablo Heras-Casado. Vif et acéré, le chef sublime la construction de l’ouvrage, dans un esprit baroque qui renvoie à son côté allégorique. Les traits solistes, très dessinés, participent particulièrement au grand relief de l’ensemble. À n’en pas douter, les spectateurs de ces représentations ont du prendre un sacré plaisir [lire notre chronique du 8 octobre 2010] !
LB