Chroniques

par bertrand bolognesi

Kurt Weill
De Berlin à Broadway – Écrits, 1924-1950

Éditions Philharmonie de Paris (2021) 464 pages
ISBN 978-10-949642-42-9
"De Berlin à Broadway", les écrits de Kurt Weill, entre 1924 et 1950

« Dans un opéra, la musique est tout. Elle est l’élément prédominant. Tout le reste lui est subordonné. Dans une pièce musicale, la musique est intégrée dans la pièce. Elle est davantage entremêlée au récit que dans un opéra. […] Depuis mes débuts en Allemagne, mon principal centre d’intérêt se situe quelque part entre la comédie musicale et l’opéra. » Ainsi Kurt Weill définit-il sa démarche de compositeur de théâtre lors d’un Morning Show de la CBS en 1950. C’est avec la transcription de cette conversation du compositeur avec deux journalistes new-yorkais que s’achève l’ouvrage paru tout récemment aux Éditions Philharmonie de Paris. Si les premiers textes réunis par les soins du musicologue Pascal Huynh, déjà l’auteur de Kurt Weill ou la conquête des masses (Actes Sud, 2000) – outre l’élaboration du catalogue de l’exposition Le IIIe Reich et la musique (Musée de la musique, du 8 octobre 2004 au 9 janvier 2005) dont il assurait la direction scientifique [lire notre chronique de l’ouvrage], on lui doit encore La musique sous la République de Weimar (Éditions Fayard, 1998) –, s’attachent principalement à la transmission radiophonique de concerts en tant que nouveau phénomène qu’il convient alors d’encourager, d’accompagner et de perfectionner (de 1924 à 1927), le besoin de dessiner avec le plus de précision possible son approche du théâtre musical apparaît dès 1926 à travers Croyons en l’opéra, rédigé à l’occasion de la création de Der Protagonist (opéra en un acte sur un livret de Georg Kaiser, créé à Dresde au printemps 1926). Par la suite, il reviendra très souvent sur ce qu’il faut voir comme une réforme personnelle du genre, avec les notions d’opéra à sujet social et l’opéra épique, entre autres, et l’invention d’un théâtre musical où son art ne soit pas subordonné aux mots.

À l’écoute de ses contemporains, parfois non sans ferveur, Kurt Weill s’exprime en langue allemande jusqu’à l’avènement du nazisme au pouvoir, en 1933. Ainsi le suit-on lorsqu’en 1927 il rencontre pour la première fois Bertolt Brecht, après une représentation radiodiffusée de Mann ist Mann, dans l’effervescence de la création de leur Dreigroschenoper, l’année suivante, pendant le processus de composition d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et la provocation d’agitateurs fascistes lors d’une représentation saxonne. La facilité avec laquelle le musicien investit le milieu scolaire et la discipline nouvelle qu’il donne à sa créativité pour ce faire sont à l’œuvre dans les lignes qui commentent Der Jasager et son pendant Der Neinsager, conçus pour être joués par des enfants et des adolescents (y compris en fosse), et celles qui évoquent Der Lindberghflug – la transcription d’un échange avec des élèves autour de l’opéra et de ses acceptions les plus désuètes est une halte délicieuse dans le livre. Le sujet principal demeure la musique et la scène, bien que le compositeur aborde le cinéma (son influence sur le théâtre et comment les musiciens pourraient peut-être s’y inviter), la musique à la radio (la politique de commandes d’œuvres dans laquelle pourrait se lancer l’institution, une conception des programmes qui pourrait intégrer l’histoire de la musique et même l’analyse musicologique, etc.), le jazz (son influence sur la musique savante, son rayonnement populaire au même titre que la valse au XIXe siècle), un bref portrait plein d’humour de son épouse (et interprète) Lotte Lenya, et même un match de boxe.

Édité par ordre chronologique plutôt que par thèmes, ce corpus relate de l’intérieur le parcours de Kurt Weill. Après un bref passage par Paris – il y est alors aidé par le vicomte de Noailles et la princesse de Polignac –, occasion de plusieurs entretiens dans la presse française, autour de L’Opéra de quat’sous et de la création des Sept péchés capitaux, traversons avec lui l’Atlantique ! On est surpris de la facilité avec laquelle Weill devient presque instantanément étasunien (même si la naturalisation n’est effective qu’en 1943) – loin de laisser paraître son amertume dans sa relation des années brunes, c’est avec une légèreté irrésistible qu’il en fait mention. Une seconde ère s’ouvre dans l’aventure, avec des opus directement conçus en langue anglaise. « Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’ai très vite compris que la scène de Broadway était au public américain ce que les salles de concerts et d’opéras sont pour les Européens. J’ai donc écrit de plus en plus ma musique à l’intention de Broadway et, aujourd’hui, j’ai la conviction que le public américain est prêt à accepter sur cette scène sa propre forme d’opéra » écrit-il au moment de la création de Street Scene (1947). Entre son orchestration d’Hatikvahqui deviendrait en 1948 l’hymne israélien et la mise au jour du drame musical Lost in the stars s’approchela date fatidique : le 3 avril 1950, un infarctus appuie sur stop, pour toujours.

De Berlin à Broadway reprend les articles parus sous le même titre il y a dix-huit ans aux Éditions Plume, traduction d’une somme réunie en 1975 par David Drew. Dans l’entre-temps, de nombreux textes ont été découverts, menant à la publication en 2000 de Musik und musikalisches Theater : gesammelte Schriften. Ainsi la présente édition présente-t-elle aujourd’hui quatorze contributions datant de la période étasunienne et vingt-six rédigées avant 1934 (Philippe Bouquet, Pascal Huynh, Diane Meur et Philippe Mortimer signent les traductions). Loin d’une lecture laborieuse, on déguste l’ouvrage comme une suite de promenades.

BB