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Lara Morciano | Nel cielo appena arato
portrait de la compositrice autour d’une œuvre
C'est autour d'une œuvre, Nel cielo appena arato, que nous vous proposons de rencontrer Lara Morciano. L'Ensemble Intercontemporain, placé sous la direction de Jean Deroyer, créera la nouvelle pièce de la compositrice italienne au Centre Pompidou, le samedi 10 janvier dans le cadre des concerts Tremplin de l'Ircam.
Votre nouvelle œuvre s’appelle Nel cielo appena arato, ce qu’en français l'on traduirait par Dans le ciel labouré de frais. Pourquoi ce titre ?
J’aime beaucoup l’idée d’une trace qui resterait dans l’immensité du ciel. Les sillons dessinent un relief. Ils sont plus ou moins profonds, de sorte que leurs distorsions et ruptures provoquent un mouvement. C’est en rapport direct avec mon instrumentation et les fréquences dérivées du ré grave d’un gong balinais que j’utilise au départ de la pièce et comme latence sur tout son déroulement.
Quelle est la facture de cette pièce ?
Nel cielo appena arato est écrit pour vingt-deux instruments. Tous les pupitres de l’Ensemble Intercontemporain y sont convoqués. Son écriture est plus complexe encore que le fut celle de mes pièces précédentes. Surtout pour les cordes qui sont en proportion moindre des vents. Mes partitions sont volontiers solistiques, avec une certaine tendance contrapuntique. Les parties plus globales pourraient être qualifiées d’hétérophonies en mouvement. Ici, il y a de rares moments solidaires, mais en demeurant principalement solistique tout de même. Un travail sur l’analyse des résonnances du gong articule la densité de cette œuvre qui dure environ quatorze minutes. Elle est primordiale pour moi, car elle marque la fin d’une période et s’affirme comme la promesse de l’extrapolation qui suivra bientôt.
Comment s’est-elle élaborée ?
Désormais, les œuvres jouées aux concerts Tremplin sont des commandes de l’ensemble Intercontemporain. Il y a donc eu une sélection en avril dernier. Les compositeurs ont livré des esquisses qui furent choisies ou non. Mon esquisse commençait par une grande arche très énergique de tous les instruments, enchaînée à une transcription et un final lent, comme dilaté. Les deux minutes d’ouverture, très en force, conditionnèrent beaucoup l’ensemble de la pièce, entre cette esquisse montrée au printemps et le résultat effectué aujourd’hui.
Maintenant, Nel cielo appena arato s’ouvre par le ré grave du gong balinais et un pianissimo des cordes. J’ai analysé ce gong en dérivant ses résonances et fréquences. Puis j’ai choisi les transpositions spectrales qui pourraient m’aider à concevoir les textures. Je n’appartiens pas à la mouvance bruitiste : ce type de sonorités est pour moi un réservoir d’instruments que j’utilise pour explorer la couleur. Voilà toute l’idée. J’effectue également des superpositions entre les cordes et les multiphoniques des bois. La résonance du gong, et d’autres percussions que j’ai également utilisées ici, stimulée par les violoncelles et contrebasses, est omniprésente. L’élan d’énergie du début se transforme et revient toujours, d’une manière ou d’une autre.
Sans doute faites-vous respirer cette énergie ?
Oui, bien sûr, des sonorités plus transparentes viennent articuler des sections de la structure générale. Le contraste entre l’extrême vitesse et une raréfaction en apparence statique est extrêmement travaillé. J’ai voulu que les parties lentes bougent sans cesse. C’est le grand défi de cette œuvre. Elle a recours à un matériau microtonal que j’ai développé jusqu’au frémissement. La clé de voûte de Nel cielo appena arato fait sonner tous les instruments graves où tourne l’évocation du gong. Les fréquences de ce gong, instrumentalisées à outrance, reviennent dans un grand final qui avance vers la raréfaction et où surgissent des gestes isolés plus fins, voire lyriques, dans une orchestration franchement claire, ouverte, on pourrait peut-être dire propre, aussi.
Au delà de cette nouvelle œuvre, comment présenteriez-vous votre musique ?
L’écriture solistique et la superposition y sont toujours très importantes. Mais aussi le mouvement. Les parties rapides sont marquées par une forte densité d’écriture. Je convoque une énergie singulière et une dynamique extrêmement détaillée chez chaque instrument, tissant plus en profondeur lorsque j’assemble un tutti. Les sections se rencontrent souvent dans une homorythmie contradictoire – pour moi, la verticalité n’est pas uniquement verticale, le geste sort souvent –, une association maximale vers une seule direction. C’est d’ailleurs la base d’Alis, une œuvre que j’ai écrite en 1998. Dans les parties lentes, en apparence plus statiques, doit survenir un frémissement, une sorte d’effervescence, un bouillonnement subtil. Si je vais vers une raréfaction, j’explore les rencontres de timbres. Bref, les quatre points essentiels de ma musique sont l’écriture solistique, l’articulation, la recherche de timbres et la densité.
La flûte occupe une place non négligeable dans votre travail…
Oui. Dans mes pièces pour flûte, écrites sur mesure pour Mario Caroli [lire notre entretien avec cet artiste], je me suis attelée au souffle. C’est un matériau à la fois dynamique, varié et expressif, comme un catalogue d’effets à l’épreuve d’une esthétique volontiers agressive, peut-être violente, même, que je qualifie d’expressive.L’ensemble instrumental pour lequel j’ai écrit Entangled (2004) – qui vient de Tangle (2003) – avait un effectif particulier. Cette pièce a vu le jour dans le cadre d’une résidence à l'Ecole Nationale de Musique du Pays de Montbéliard en collaboration avec le Centre de création électroacoustique Tempo Reale de Florence. Le groupe qui devait la jouer – alors que s’est finalement l’ensemble italien Algoritmo qui l’a créée – était marqué par la dominante de sonorités graves à le constituer. J’ai imaginé l’ensemble comme le reflet de la flûte, avec une légère spatialisation de tous les instruments. Ce travail sur les souffles et les autres jeux qu’offre la flûte contemporaine m’invita à développer l’expérience différemment avec les cuivres, convoquant leurs diverses sourdines et modes d’articulation. Les possibilités de la flûte provoquent l’ensemble comme une résonnance dérivée, pourrait-on dire. À partir de là, j’ai eu envie de concevoir différemment la partie électronique de Tangle que je suis en train de refaire aujourd’hui. Je vais utiliser le temps réel pour que la pièce demeure plus instinctive, toujours très vivante.
Quoi d’autre sur le feu ?
Je compose une nouvelle œuvre pour l’ensemble Court-circuit. C’est une commande d’État du Ministère de la Culture. Elle est conçue pour huit instruments et durera une vingtaine de minutes. La création est prévue à l’automne 2009. J’aimerais maintenant explorer les ressources timbriques de masse, avec des effectifs plus développés et, bien sûr, l’orchestre.
Comment êtes-vous venue à la composition ?
J’ai obtenu très jeune le diplôme de pianiste concertiste. À partir de là, je voulais affermir mes compétences d’interprète par l’approche de la composition. Cette étude me permettait d’entrer plus profondément encore dans la musique que j’aurais à jouer. Il me fallut quitter Lecce, ma ville natale, pour Rome. En Italie, les études de composition durent dix ans et sont étroitement liées à la musique ancienne, avec la fugue et le style rigoureux ancien. J’ai étudié tout cela – ce qui prend énormément de temps ! Le rapport au papier et au crayon était nouveau pour moi, plutôt instinctive avec mon piano.
Sans composer vous-même ?
Sans composer, oui ! Lorsque je suis arrivée en neuvième année, avec les terribles examens que comporte ce cursus (des épreuves de trente-six heures où l’on vous enferme véritablement à clé jusqu’à ce que vous livriez un quatuor, par exemple, ou trois variations orchestrales), mon maître partit en retraite. Il fut remplacé par la compositrice Ada Gentile qui m’a encouragée à me lancer dans l’écriture, avec le vocabulaire musical d’aujourd’hui. Elle m’a proposée d’écrire une pièce de concert pour quatuor à cordes. À partir de là, j’ai fini mon diplôme et j’ai continué à écrire de la musique dans le sens que je voyais s’ouvrir à moi.
Votre activité de pianiste s’estompa ?
Pas immédiatement. J’ai continué ma carrière de pianiste, tout en livrant de temps à autre quelques œuvres, sans que la composition soit réellement mon activité principale. En Italie, il n’y a pas de véritable possibilité de commandes et la plupart des compositeurs exercent parallèlement un autre des métiers de la musique. Parce que je voulais apprendre les techniques contemporaines d’écriture, je me suis inscrite en perfectionnement à l’Académie Sainte Cécile (Rome). Mon maître fut alors Franco Donatoni. Mais je crois qu’au fond, je suis restée profondément autodidacte. Ma façon de concevoir est toujours instinctive, je pars forcément de l’intuition. Avec Donatoni, la rencontre fut sympathique et amicale, oui, mais je n’ai pas vraiment appris sa technique de composition, comme purent le faire ses élèves par le passé. De fait, il m’a souvent semblé qu’il était assez fatigué d’enseigner, à ce moment-là, à stimuler sans cesse les jeunes compositeurs (il était proche de la retraite). Mais il m’a activement incité à poursuivre ma propre voie. Ensuite, à Strasbourg, j’ai suivi les cours d’Ivan Fedele. Je connais bien et j’aime sa musique, mais, avec lui aussi, je n’ai pas vraiment absorbé ses techniques de compositions. En revanche, il eut une grande influence sur ma façon de concevoir mon travail. À son contact, et en le voyant lui-même travailler, j’ai compris que je pouvais envisager d’être compositeur. En m’aidant à sortir d’Italie, il m’a confrontée à des expériences internationales qui ont été formatrices et bénéfiques pour moi. Au fond, je n’ai jamais changé ma façon de travailler, à l’ancienne, comme on me le dit parfois, soit avec un crayon et une gomme, car j’ai besoin de ce contact manuel. Mon écriture étant volontiers très détaillée, cela nécessite un travail énorme. Aujourd’hui, le piano commence à me manquer.
En dehors de l’univers strictement musical, qu’est-ce qui vous inspire ?
J’adore la peinture. J’aime aussi la littérature et la poésie, mais elles demandent plus de temps, une méditation, une lenteur. C’est d’ailleurs un problème lorsque je conçois une œuvre pour voix, car il me faut trouver un texte qui ne soit pas trop chargé. La peinture me fascine. Elle survient immédiatement et, comme l’architecture, stimule mon imagination. Je crois que l’exploration de l’électronique dans le domaine musical sensibilise nécessairement aux autres médiums artistiques. Il y a une relation entre cette recherche et l’élaboration mentale excitée par la peinture. Étrangement, je rencontre rarement avec la musique contemporaine l’émotion que provoquent en moi certains chefs-d’œuvre de la peinture.