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Chroniques
Laurent Denave
Charles Ives – Naissance de la modernité musicale aux États-Unis
Docteur en sociologie et diplômé en musicologie, Laurent Denave a fait paraitre Un siècle de création musicale aux États-Unis (2012) et Les terres fertiles de la création musicale (2015). Aujourd’hui, dans un livre riche en informations, analyses et réflexions, il s’intéresse à Charles Ives (1874-1954), considéré comme le premier compositeur moderne de son pays, dont l’importance égale celle de Schönberg, Stravinsky et Bartók. Pour évoquer le créateur et le pourquoi-comment d’opus aussi savants qu’originaux, l’auteur invite à une approche économique qui se résume à une vérité : « Beethoven n’aurait jamais pu produire l’œuvre que l’on sait s’il avait dû travailler dix heure par jour au fond d’une mine ».
Au début du XIXe siècle, les guerres napoléoniennes permettent aux États-Unis d’investir le commerce international, et dès lors de devenir la première puissance mondiale entre le début de leur industrialisation (1810) et la fin officielle de la conquête de l’Ouest (1890). Une profonde absence de scrupules a contribué à cette hégémonie, et ce depuis l’arrivée des premiers colons (1607). Agriculteurs pour la plupart, ceux-ci s’emparent de la terre des Amérindiens et des Mexicains (rachat ou massacre), avant d’y faire travailler des esclaves venus d’Afrique (1619). Plus tard, l’ouvrier affronte une durée de travail laissant peu de place à l’évolution personnelle – onze heures par jour en 1856, même pour un enfant – et s’épuise au fil de crises financières et de luttes incessantes. Pour sa part, le bourgeois prospère, accédant aux postes de pouvoir (politique, justice, etc.).
En parallèle, le commerce de la musique est aussi en expansion.
On recrute pour animer les bals des plantations, les services religieux des églises et dispenser un enseignement de plus en plus pointu. Passant de trois mille à douze mille en seulement soixante ans (1850-1910), le nombre des fanfares permet de mesurer cet essor dans le domaine populaire (marches, valses, hymnes, etc.), tandis que la classe dominante finance des institutions plus élitistes, à l’instar du millionnaire Andrew Carnegie. Issu d’une famille relativement aisée (ses ancêtres ont fait fortune dans la chapellerie), Ives aura accès à une culture solide, privilégié d’autant plus que son père est musicien professionnel.
Laurent Denave aborde ensuite la formation musicale du natif de Danbury qui, depuis tout petit, entend d’un côté le programme des fanfares, de l’autre Bach, Händel et Beethoven. Il évoque un enfant qui commence le piano entre cinq et huit ans, un adolescent partagé entre l’art et le sport, un universitaire qui apprend les règles du métier dans un milieu hostile à l’innovation. Enfin, l’auteur décrit les conditions de productions de ses œuvres, entre la fin des études (1898) et l’abandon de la composition (1926 ?), dans un pays dominé par la tradition (musique rurale, académique, romantique), mais où les modernes trouvent néanmoins un écho (Carpenter, Copland, puis Seeger, Cowell). La conclusion est bien celle escomptée : aisance financière, esprit indépendant et mépris du son commercial ont mené l’Américain Ives à ce qu’il est devenu, à titre personnel et historique.
LB