Recherche
Chroniques
Laurent Feneyrou
Le chant de la dissolution – Tragédies lyriques (1945-1985)
Avec des travaux portant sur la musique occidentale de l’après-guerre, dans des perspectives analytique, esthétique et philosophique, Laurent Feneyrou est devenu un musicologue de référence. Sous-titré Tragédies lyriques (1945-1985), son nouvel ouvrage analyse cinq œuvres majeures du XXe siècle qui lui sont chères, lesquelles reflètent, sans intrigue ni dénouement, ce qu’est la tragédie au sortir de la Renaissance : un monde abandonné des dieux dans lequel l’homme se veut sujet, quitte à affronter solitude, angoisse, rejet voire sacrifice. Le mot lyrique, d’ailleurs, accentue cette individualité qui suppose l’écoute d’un chant intérieur.
Hostile à la rigidité du dodécaphonisme viennois – son approche de l’électronique témoigne d’une attention à un art résolument organique –, Bruno Maderna (1920-1973) s’inspire d’un roman de Friedrich Hölderlin, Hypérion ou L’ermite de Grèce (Hyperion oder Der Eremit in Griechenland, 1797), pour une « constellation sans cesse à réinventer » de pages écrites durant une décennie, dont il existe différentes versions de concert ou mises en scène à partir de 1960. Un flûtiste expressif y tient la place d’un poète, porteur de sa quête existentielle, spirituelle et artistique, dans un environnement sarcastique [lire notre chronique du 22 février 2007].
Pour sa part, Luigi Nono (1924-1990) s’intéresse au Prométhé enchaîné d’Eschyle, avec son librettiste Massimo Cacciari – ici heideggérien. Leur Titan n’a rien du rebelle, du démiurge, encore moins du surhomme. Avec Prometeo, tragedia dell’ascolto (tragédie de l’écoute) créé en l’église San Lorenzo de Venise (1984), on découvre « l’incarnation de l’inquiétude continue » (dixit son auteur), une figure de l’errance à l’instar de Moïse et Ulysse dont Schönberg et Dallapiccola avaient fait leur miel [lire nos critiques des DVD Moses und Aron chez Arthaus Musik, Bel Air Classique et EuroArts, et celle du CD Ulisse]. Le héros souffre, mais Zeus tout autant, désormais à son crépuscule.
L’écrivain Hermann Broch tient une place importante dans l’œuvre réduite de Jean Barraqué (1928-1973), avec son roman La mort de Virgile (Der Tod des Vergil, 1945) dont furent souligné la facture poétique et la conception symphonique. Nature solitaire et austère entièrement tournée vers la musique – au point de faire de sa vie « un drame présomptueux » [lire notre critique de l’ouvrage de Paul Griffiths] –, le Français s’en inspire pour Le Temps restitué (1969), une partition pour soprano, chœur et orchestre qui l’occupe entre 1956 et 1968. Pour des raisons intellectuelles et intimes, la figure de Michel Foucault hante ce chapitre.
Le 20 septembre 1976, Morton Feldman (1926-1987) rencontre Samuel Beckett à Berlin. Sans pouvoir préciser ce qu’il veut, le premier aimerait collaborer avec le second qui déteste qu’on mette ses paroles en musique. Finalement, quelques lignes explorant la variante serviront à la création de Neither (Rome, 1977). Avec cette « épure absolue du théâtre lyrique », l’adepte de Varèse et de Rothko joue avec le temps, l’ombre et la lumière pour favoriser l’écoute en soi – lui qui avouait pouvoir se contenter de toujours « réarranger les mêmes meubles dans la même chambre » [lire notre chronique du 22 septembre 2007].
D’une lecture qui demande une concentration certaine, cet essai fondé sur la parole des musiciens et de nombreux philosophes (Aristote, Bergson, Kierkegaard, Lukács, Nietzsche, Schmitt, etc.) s’achève avec Requiem für einen jungen Dichter (1969), projet érudit, lui aussi [lire notre chronique du 2 juin 2015]. Dans ce qu’il nomme « projection d’images intérieures », Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) mêle différentes langues, sources écrites (textes sacrés, discours politiques, littérature) et sonores (bruits variés, citations), tentant de concilier deux thèmes : les jeux de langage et la mort. Comme dans les quatre pièces précédentes, le temps y joue un rôle essentiel.
LB