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Chroniques
Laurent Sagalovitsch
Le dernier été de Gustav Mahler
Il n’est pas donné à tout le monde de prendre un épisode de la vie de personnages réels pour en faire une fiction. La chose n’est pas facile, puisqu’il s’agit de respecter au moins la crédibilité historique – même si l’on ne respecte pas la réalité historique –, de traiter le sujet en se détachant assez de l’aura des célébrités pour les rendre intimes au lecteur, enfin de ne pas brider sa propre imagination, mise à l’épreuve d’un réseau de contraintes dont la vertu pourra être, justement, de la stimuler. Récemment, on a vu l’écrivain irlandais Colm Tóibín réussir magistralement l’exercice avec Le magicien, un roman qui puise sa matière dans la vie de famille de Thomas Mann. Du côté de la musique, c’est le cas de l’homme de lettres autrichien Robert Seethaler qui, après s’être invité chez Sigmund Freud dans Le tabac Tresniek (Der Trafikant, 2012), a signé un récit passionnant sur Gustav Mahler, Le dernier mouvement (Der letzte Satz, 2020), dont nous nous sommes faits l’écho [lire notre critique de l’ouvrage]. Le journaliste Laurent Sagalovitsch, quant à lui, ne s’est pas penché sur le retour en bateau du compositeur vers la vieille Europe qui le verrait s’éteindre mais sur un épisode douloureux de sa vie conjugal, à savoir la découverte par le cocu de la liaison amoureuse vécue par son épouse Alma et l’architecte allemand Walter Gropius.
Il aurait trouver mieux que le terme cocu, pensez-vous déjà… Non, si je veux placer mon article au même niveau que la prose lamentable de Sagalovitsch ! Ce livre, Le dernier été de Gustav Mahler, se distingue principalement comme liste de renseignements pris sur le sujet et dument restitués comme pour les rentabiliser, mais surtout comme collection de formules toutes faites, de clichés et d’envolées lyriques sur dame nature. Comme si la déception n’était pas déjà grande, l’auteur a encore jalonné ce récit articulé en quatre mouvements d’une symphonie, chacun jalonnés de plusieurs épisodes, d’ingrédients peu recommandables comme l’anachronisme, le pittoresque, la pornographie, l’antisémitisme, la mièvrerie, le pathos, etc.
Comprenez-vous, par exemple, « C’était comme si son être entrait en harmonie avec l’infini des mondes, l’insondables palpitation de l’univers qui régit l’ordre des choses, le mouvement du vent comme le chant des oiseaux, la vie dans son caractère intime et mystérieux » ? bravo si vous le pouvez. Et ce prêchi-prêcha-là, qu’en pensez-vous : « Son judaïsme avec son rigorisme talmudique ne l’avait pas intéressé, il lui avait préféré les accents d’une christianisme dénaturé où anges et séraphins, diablotins et lutins, animaux de toutes sortes, consolaient les hommes de leur malheur ». Bon public, on éclate de rire à la rencontre de « l’air gaillard et sûr d’un athlète au départ d’une course », de « c’était de toutes ses dents qu’elle croquait dans le pain » et plus encore de « il sentit son cœur se serrer comme si une main de fer se refermait sur sa poitrine ». On est près du haut-le-cœur avec « au contact de sa jambe contre la sienne, elle avait senti, à travers l’étoffe de son pantalon, la force de son désir », pétri d’une imagerie machiste de la pire espèce. On fronce le sourcil à réaliser que certains mots – résilience, déréliction, etc. – sont imprimés sans que celui qui les écrit en sache le sens. La description de la musique laisse rêveur (« les premières mesures possédaient cette intensité propre à ses créations antérieures, ce sens aigu de la cosmogonie avec ses saccades d’accents variés et furieux »). Enfin, on est très tenté d’enfouir définitivement le volume dans la corbeille à la vue de « avec son impudeur toute juive » et de « comme tous les Juifs, il était faible de nature ».
De l’art de gâcher son sujet… c’est le talentueux István Szabó ratant Taking Side (2002) qui traite de la commission de dénazification dont fut victime le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler après la reddition de l’Allemagne, ou ce pauvre Koldo Serra signant un très gros navet intitulé Guernica (2016) ! J’aimerais, pour conclure, rappeler à l’auteur qu’il existe cette chose appelée règle de concordances de temps présente dans de nombreuses langues, y compris la française, et qu’on ne peut pas écrire « s’il n’avait pas eu si peur que la musique ne s’interpose entre elle et lui et constitue un frein », on est absolument tenu de respecter le subjonctif imparfait, avec s’interposât puis constituât. Il en va de même de la phrase « Si elle avait fait montre de plus de caractère, s’était insurgée avec force contre cet ostracisme, qui sait de quoi sa vie aurait été faite ? » (page 230), où s’imposerait « …qui sait de quoi sa vie eût été faite ? ». Autant dans le fond que dans la forme, ce livre extrêmement vulgaire est simplement atroce. À proscrire, donc ! Sauf à admirer comment d’un sujet en or l’on parvient à faire un roman de gare.
HK