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Chroniques
Leoš Janáček
Jenůfa
Entre 1894 et 1903, Leoš Janáček travaille à son adaptation de Její pastorkyňa (Sa belle-fille), une pièce de théâtre découverte par le public praguois à la fin 1890. Son opéra en trois actes est présenté au Théâtre Mahen (Brno), le 21 janvier 1904, puis à l’Opéra national de Prague, le 26 mai 1916, après plusieurs périodes de révision – pratique qui marquera également ses futurs ouvrages lyriques, tels les méconnus Destin (rejeté en 1907, finalement créé en 1958) et Les voyages de Monsieur Brouček (1920) [lire notre chronique du 5 juillet 2014]. Parce que son auteure, Gabriela Preissová, est une spécialiste de la vie rurale slovaque et morave, et que deux faits divers l’ont inspirée, la pièce originale a souvent été étiquetée trop vite, selon l’hymnologue et historien de la musique James Lyon :
« réduire un tel art à la seule définition "naturaliste" appauvrit considérablement sa portée. Pourquoi ? Parce que l’art naturaliste ne se réfère plus aux valeurs essentielles. Il devient seulement un instrument d’analyse des coutumes de la société dans son état de décomposition. De fait, la mise en perspective du folklore, tel que Janáček le concevait, et le "réalisme" devrait [sic]plutôt associer, psychologiquement, l’idéal et la réalité. Car il s’agit bien de ne pas seulement décrire la vie et les mœurs d’un village situé aux confins de la civilisation, mais d’exprimer la légalité intérieure de chacun des personnages tout en s’appuyant sur la production extra-consciente de ses mélodies, danses et chants. C’est précisément ce que Janáček a magistralement réussi pour la mise en musique du drame » (in Leoš Janáček, Jean Sibelius, Ralph Vaughan Williams – Un cheminement vers les sources, Éditions Beauchesne, 2011).
C’est à Covent Garden (Londres), en octobre 2021, que Claus Guth met en scène Jenůfa, ouvrage où la société apparaît comme une machinerie aux rituels sans fin, à l’image de celle du moulin, et où personne ne semble complétement blanc ou noir – comme il l’explique dans sa courte intervention offerte en bonus. Avec ses allures de salle communautaire, un village stylisé se dessine, offrant un même mode de vie se répétant d’un espace à l’autre, au pied de trois parois formées de planches, sans fenêtres ni portes. D’infimes différences de mobilier indiquent le peu d’originalité qu’il est possible de cultiver, et donc à quel point l’héroïne échappe aux normes. Dans cet univers déjà clos, l’acte médian dresse des sommiers à treillis métallique autour de la pêcheresse dissimulée, tandis que guettent au dehors des femmes sinistres à la coiffe de puritaine et un immense oiseau ténébreux. Jenůfa quitte l’endroit pour s’allonger sur l’un des matelas en vrac, lorsqu’elle se résigne à épouser Laca. La touche folklorique se résume aux broderies colorées et au tapis de fleurs des noces finales.
Avec un jeu émouvant et des résonnances graves superbes, Asmik Grigorian incarne un rôle-titre inoubliable [lire nos chroniques de Wozzeck à Cologne et au Salzburger Festspiele, Le joueur, Le démon, Salome et la Quatorzième Symphonie]. Le bas de la tessiture est le point faible de Karita Mattila (Kostelnička), laquelle conserve une belle onctuosité que n’altère pas les années. On aime aussi le chant souple et clair de Jacquelyn Stucker (Karolka) [lire notre chronique de L’incoronazione di Poppea] et celui d’Yaritza Véliz qui, par souci de réalisme, est désignée comme Jana plutôt que comme Jano, l’ouvrier qui apprend à lire – l’option est fort discutable. Les ténors incarnant les jeunes rivaux sont Nicky Spence (Laca), qui associe ampleur, rondeur et impact [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg, Moses und Aron, De la maison des morts et Le conte du tsar Saltan], et Saimir Pirgu (Števa), attentif aux nuances d’une projection lumineuse et directe [lire nos chroniques d’Il burbero di buon cuore, Il trittico, Gianni Schicchi, Król Roger, Il viaggio a Reims, La traviata et Manon]. Avec chaleur et profondeur, le Hongrois Henrik Nánási dirige l’orchestre maison dont il tire des couleurs intéressantes, parfois propre à nourrir une aura de mystère [lire nos chroniques de La foire de Sorotchintsy et d’Otello].
LB