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Chroniques
Leonard Bernstein
Candide
Compositeur américain de génie, sympathique et hyperactif, Leonard Bernstein (1918-1990) a souffert d'agendas pour le moins surchargés dans les années cinquante. Après le succès de sa comédie musicale Wonderful town au début 1953, Bernstein se consacre à la direction d'orchestre – création des Mamelles de Tiresias de Poulenc, direction de Maria Callas dans la Medea de Cherubini. À l'été 1954 le thème de Candide s'impose à lui, et il commence à y travailler auprès de sa librettiste Lillian Hellman, mais le projet est retardé par des commandes – musique de scène pour L'Alouette d'après Jean Anouilh et musique de film pour On the waterfront d'Elia Kazan. Février 1955, une première ébauche de l'œuvre est mise au net, et Leny consacre bon nombre de mois au projet. Mais, à trente-sept ans, le compositeur ne doute de rien, et n'hésite pas à aborder simultanément la composition d'une nouvelle partition qui le rendra mondialement célèbre : West Side Story. En 1956 les petites escapades érotico-ludiques portoricaines sont mises de côté et Bernstein entrevoit l'urgence de terminer la rédaction de Candide, une œuvre à ses yeux largement plus sérieuse et plus consistante. Début octobre, il est nommé chef d'orchestre associé du New York Philharmonic Orchestra, tandis que le 29 octobre Candide est crée à Boston, New Haven et New-York. En février 1957, il est retiré de l'affiche, à Broadway, après seulement 73 représentations ; pour mémoire, sa comédie musicale de 1953, Wonderful Town, en avait enregistré pas moins de 500…
Pourquoi un tel échec ? Certainement les imperfections et le manque de dynamisme de la première version, résolument trop populaire pour accrocher le public parfois un peu guindé de l'opéra, mais tropintellectuelle pour toucher au cœur les masses habituées des shows de Broadway ; certainement aussi l'ambition légèrement cryptée de l'œuvre de dénoncer, via le chef-d'œuvre de Voltaire, les ravages de la Commission des affaires anti-américaines dirigée par McCarthy. Lillian Hellman, notamment, avait étéblack listée par cette commission et voulait certainement, à travers les tribulations burlesques et insensées de Candide, dénoncer la tentation de l'absurde et de la bêtise qui guette toute organisation humaine. Le débat a été longtemps très ardent autour du statut même de cette œuvre : opéra, opérette, comédie musicale ?... Si Broadway l'a boudé dans les années cinquante, son succès s'est construit progressivement, décennie après décennie, version après version, et Candide est aujourd'hui un classique de l'opéra américain et le chef-d'œuvre scénique incontestable de Bernstein. Malgré cette réalité rétrospective, les réactions furent vives et désagréables à la création : la critique fut hostile, Hellman considéra l'œuvre comme étant l'une de ses pires expériences théâtrales, le metteur en scène Tyrone Guthrie parla de désastre et l'un des auteurs ayant collaboré à l'écriture du texte, Richard Wilbur, se jugea lui-même troplittéraire pour Broadway.
Candide connut ensuite au moins une douzaine de versions différentes, plus ou moins cautionnées par Bernstein, qui était manifestement passé à autre chose et qui n'était pas autorisé par son agenda à faire trop de retours en arrière. L'œuvre fut modifiée, remaniée, réécrite maintes fois, par des gens plus ou moins compétents, à des fins souvent purement mercantiles – organisations de tournées lucratives, premières européennes, versions de concert, etc. Verdi, à propos de son Don Carlo, souvent mutilé par les maisons d'opéra, déclarait : « Quand une opération s'avère inévitable, je préfère manier le scalpel moi-même »… Bernstein était un chirurgien de la musique surbooké et il ne prit pas toujours le temps de regarder de près les modifications que l'on infligeait à ses œuvres. En 1973 le spectacle fut remanié de fond en comble à destination du Théâtre de Brooklyn, dans une version dynamique en un acte sur un nouveau livret de Hugh Wheeler. L'événement était important puisque, à cette occasion, l'un des collaborateurs du compositeur dans les années cinquante, Hershy Kay, composa des orchestrations nouvelles et que Stephan Sondheim, future gloire de Broadway, écrivit de nouveauxlyrics. Cette version mutilait presque de moitié celle de 1956. Cette variante, dite de Chelsea, fut ensuite rallongée en deux actes en 1982, sous la houlette du chef d'orchestre John Mauceri, afin de s'arracher encore à la comédie musicale et renouer avec les codes de l'opéra bourgeois – orchestre plus opulent, structuration en plusieurs actes –, et fut créée au New York City Opera. C'est précisément cette version que les disques New World Records nous permettent d'écouter, dans un enregistrement de 1986.
Il s'agit donc assurément d'un document très précieux qui ravira les fans de Bernstein, mais qui pose beaucoup de questions quant à l'intégrité de l'œuvre. « Adapter » Candide, c'est prendre un parti dans le débat Comédie musicale contre Opéra que Bernstein n'avait pas lui-même tranché, et s'autoriser telle amputation ou tel ajout pour le bien formel de l'œuvre laisse songeur. On a reproché à cette version d'avoir largement entamé l'esprit et la structure de Candide. Plus tard, Mauceri déclara à ce propos : « Ce Candide s'était transformé en une grande farce. Le cœur, les larmes et la foi – tout ce qui en fait poussa Voltaire à écrire Candide – étaient totalement absents des versions conçues après Lillian Hellman. La musique, elle aussi, n'était pas conforme ».
Si la question de la légitimité historique de la version de 1982 ne se pose pas, Bernstein ne l'ayant pas formellement rejetée, on peut cependant conseiller aux néophytes de ne pas se ruer sur cet enregistrement, car il ne permet pas l'approche la plus exacte de l'œuvre. Si la direction de Mauceri, à la tête duNew York City Opera, est irréprochable, si la distribution de l'époque est parfaitement satisfaisante – David Eisler en Candide et Erie Mills en Cunegonde sont convaincants et font le show –, on préférera aborder Candide dans sa version définitive de 1989, dirigée par Bernstein lui-même pour un enregistrement destiné à Deutsche Grammophon, publié après sa mort. La version de 1989, supervisée directement par le compositeur, avec la collaboration active de Mauceri (cette fois-ci en tant qu'orchestrateur), est assurément plus équilibrée, plus longue, plus complète et plus complexe que toutes les autres : elle fait la synthèse de plus de trente ans de tâtonnements autour d'une œuvre impossible et géniale. On retrouve cette version, sous plusieurs formes, au catalogue Deutsche Grammophon.
Tout ceci ne disqualifie pas totalement la version Mauceri de 1982, qui fait l'objet de cette chronique, mais il faut la voir comme une étape dans un cheminement long. Au crédit de cette édition, on notera un livret en anglais d'une richesse exceptionnelle et à l'information exemplaire. Les archéologues bernsteiniens y trouveront le moindre détail concernant l'historique des versions successives de Candide, ainsi que le livret dans son intégralité.
FXA