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Chroniques
Leonard Bernstein – Aaron Copland
Trouble in Tahiti – Quiet City
Jeune épouse d'une banlieue de l'Amérique des années cinquante, Dinah est mariée à Sam. À eux deux, ils représentent tous les clichés de l'American Way of Life : « gentil petit garçon, photo de famille […], cuisine dernier cri, machine à laver, salles de bains colorées, abonnement à Life magazine ».
Publicité pour la paisible vie de famille des classes moyennes en banlieue, comme paraît le suggérer le trio qui ouvre ce court opéra de Bernstein ? Las, la première scène – de ménage habituelle entre Sam et Dinah – ne laisse aucun doute sur la réalité du couple. Nos deux héros ont certainement dû s'aimer, mais le quotidien est passé par là. Après cette première altercation, le retour du trio prend alors son véritable sens et révèle ainsi sa fonction : tel un chœur antique, il fait office de mise à distance. Ironique, il vient narguer de ses accents jazzy le pauvre couple à la dérive. Impitoyable, il met en lumière l'incommunicabilité des deux époux qui inventent des mensonges pour ne pas déjeuner ensemble ou sortent le soir pour éviter de se parler. La fin de l'opéra, loin d'apporter un dénouement optimiste, montre l'impasse de cette conjugalité dépassée : Sam propose à Dinah, en guise de réconciliation, d'aller voir au cinéma Trouble in Tahiti. Elle accepte, taisant à son mari qu'elle a vu le film dans l'après-midi et l'a trouvé « épouvantable et ridicule ».
Écrit par Bernstein lui-même, le livret, qui date de 1952, est donc une critique sociale en règle et une satire implacable de la conjugalité. Pas de grincement de dents pourtant. L'humour est toujours là : décalage entre le dit et le non-dit, jeux de mots – « Automobee, Ought to be Moby » – et, bien sûr, forme musicale légère entre jazz et comédie musicale, il permet de faire pointer un sourire bienveillant. Parfois même, une vraie tendresse affleure à l'égard de ces héros qui ne savent comment sauver leur couple, tout particulièrement dans la scène très lyrique où Dinah, allongée sur le divan du psychanalyste, raconte son rêve et pleure ses espoirs envolés. On ne peut s'empêcher alors de songer à l'air si nostalgique de la Comtesse dans Les Noces.
Dans ce marasme, la voix du mezzo Laetitia Singleton se marie joliment avec celle du baryton Sébastien Lemoine. Émouvante dans la scène du divan, hilarante à l'évocation du film ridicule, la jeune chanteuse à la diction impeccable offre de belles couleurs sombres dans les graves, mais reste un peu limitée dans les aigus. Quant à Sébastien Lemoine, son timbre séduisant ne saurait masquer l'absence de vaillance de la voix, qui fait parfois cruellement défaut, notamment dans la scène sur les gagnants. L'Orchestre de Picardie conduit par Pascal Verrot swingue bien, et le trio formé par Céline Victores-Benavente, Philippe Do et Vincent Ordonneau est frais et stimulant.
Le CD se termine avec la courte pièce Quiet City d'Aaron Copland, titre qui, mis en perspective avec la triste banlieue décrite par Bernstein, acquiert un sens on ne peut plus ironique !
IS