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Chroniques
Liza Lim
Extinction events and dawn chorus
Entendue il y plus de dix ans lors d’un concert de la session de composition de l’Ircam [lire notre chronique de Buwayak], la musique de Liza Lim (née en 1966) demeure plutôt rare dans les programmes français. Si l’on doit à la violoncelliste Séverine Ballon l’initiative d’un fort beau CD (æon, 2015) qui invitait l’invitait [lire notre critique d’Invisibility], c’est outre-Rhin qu’eut lieu la création mondiale d’un vaste opus en cinq parties, Extinction events and dawn chorus, par Peter Rundel à la tête de l’ensemble Klangforum Wien lors des Wittener Tage für neue Kammermusik. L’inventivité et la maîtrise de la compositrice australienne mérite pourtant bien qu’on écoute plus attentivement et assidument son œuvre.
À partir de 2004, Liza Lim infiltre plus intimement son travail par la culture aborigène en général, celle des Yolŋu de l’Arnhem Land, au nord-est de l’Australie, pour lesquels les chansons revêtent simultanément de nombreuses fonctions et significations, souvent essentielles à la vie quotidienne. Le miroitement – en se croisant, les motifs d’une peinture créent une illusion d’optique habitée par les esprits ancestraux – est un concept spirituel et esthétique Yolŋu sur lequel la musicienne s’appuie volontiers. Elle tisse cette notion dans sa musique à l’aide de procédés qui concourent à la réalisation d’un scintillement instable et flottant. Voilà bien la matière des cinq chansons enchaînées des chatoyantes Songs found in dream pour hautbois, clarinette (+basse), saxophone alto, trompette, percussion (deux postes), violoncelle, et contrebasse auxquelles Stefan Asbury donnait naissance le 28 août 2005 au pupitre de Klangforum, au Salzburger Festspiele. Grâce à l’enregistrement de ce concert, nous découvrons le savant entrelacs d’un parcours incantatoire évolutif et passionnant.
C’est durant l’année 2010 qu’a débuté une collaboration entre Liza Lim et l’ensemble MusikFabrik, fondé à Cologne deux décennies plus tôt. Tongue of the invisible pour pianiste improvisateur, baryton et seize instruments est alors issu d’un long processus de créativité partagée entre compositeur et interprète. Dans la foulée, MusikFabrik commande une page pour basson solo. Ainsi Alban Wesly, le bassoniste du groupe, créerait-il Axis Mundi (2012) le 4 mars 2013, in loco, avant la révision de 2014 dont la première eut lieu au festival Musica (Strasbourg). Le titre se réfère à l’Yggdrasil des cosmologies nordiques, arbre des mondes par dont les branches marient terre et ciel. La nature même de l’instrument désigné apporte son obole à l’imaginaire : un morceau de bois percé de trous dont ouverture et fermeture sont articulées par des clés avec l’imperfection desquelles jouer afin d’explorer des sons inattendus, autant de timbres s’éloignant du basson initial vers l’inconnu. Le souffle de Lorelei Dowling livre la présente approche.
La débâcle dans laquelle la domination de la société occidentale surproductive précipite le monde n’indiffère certes pas Liza Lim. Les signes de souffrance de la planète sont indéniables, entre un climat en perdition de ses repères et une pollution que chaque jour vient enfler un peu plus. Par la notion d’hyperobjet, le philosophe Timothy Morton, surnommé prophète de l’anthropocène, désigne (pour aller vite) des choses qui évoluent sans que l’humain, qui la plupart du temps en est le créateur, ne puisse plus prétendre les appréhender pleinement, encore moins avoir quelque contrôle sur elles – « ils sont directement responsables de ce que j’appelle la fin du monde », dit-il. L’hyperobjet a inspiré une méditation inquiétante : Extinction events and dawn chorus pour flûte (+piccolo), hautbois, clarinette (+basse), basson (+contrebasson), cor, trompette, trombone ténor-basse, percussion, piano, violon, violoncelle et contrebasse (2018). Des fragments de plastique sont rassemblés par les courants marins en gigantesques plaques à la surface des océans. En tourbillonnant, ces plaques broient ces matières imputrescibles en une infinité de minuscules particules qui infestent le vivant : voilà le sujet d’Anthropogenic debris, premier épisode de l’œuvre où circulent plusieurs matériaux d’emprunt – le souvenir du chant nuptial d’un oiseau désormais disparu, les lignes d’une carte chinoise du ciel effectuée au IXe siècle, un motif échappé de Po zarostlém chodníčku de Leoš Janáček, etc. – dans un grand geste déformant. L’errance de Retrograde inversion dessine les échos d’une impalpable voûte où tournent plusieurs appels répétés, conclus par une vaine désespérance violonistique (Sophie Schafleitner). Après le bref Autocorrect que l’on pourra peut-être entendre comme la tentative d’adaptation du vivant aux nouvelles et menaçantes conditions, Transmission confie au violon la rude tâche d’apprendre une chanson au tambour – exemple concret d’adaptabilité en situation d’urgence. Enfin, si les récifs coralliens crépitent d’innombrables cliquetis, ce pourrait n’être plus pour toujours – Dawn Chorus cisèle le secret… Kairos met à disposition la captation de la première d’Extinction events and dawn chorus à laquelle assistait notre équipe [lire notre chronique du 29 avril 2018].
BB