Chroniques

par michel slama

Louis Vierne
pièces avec orgue

1 CD Hortus (2016)
131
À l’orgue Puget de Saint-Amans de Rodez, Franck Besingrand joue Vierne

Qui se souvient aujourd’hui du compositeur et organiste Louis Vierne ? Élève de César Franck et de Charles-Marie Widor, il est né à Poitiers le 8 octobre 1870 et mourut à Paris le 2 juin 1937. Il est donc le contemporain de Saint-Saëns, Satie, Fauré, Debussy et Ravel.

Homme au destin difficile, voire tragique, d’une santé fragile et né presqu’aveugle, il dut subir les affres d’une vie douloureuse. Les épreuves sentimentales et professionnelles se sont succédé : rupture brutale avec son épouse volage, les ravages de la Grande Guerre et surtout le décès de deux de ses trois fils, l’un de tuberculose et l’autre fusillé en 1917 et pour lequel il écrivit son Quintette pour piano et cordes qui résume bien l’esprit de ses compositions : « je ferai quelque chose de puissant, de grandiose et de fort, qui remuera au fond du cœur des pères, les fibres les plus profondes de l’amour d’un fils mort » [lire nos chroniques des 22 juillet et 26 mars 2014, ainsi que du 6 juin 2003, sans oublier notre critique du CD].

Clair Obscur, l’oxymore qui donne son titre à cet enregistrement, reflète admirablement le travail de recherche effectué par Franck Besingrand, organiste, compositeur et professeur, qui signe aussi un livret particulièrement riche et instructif. Il a sélectionné une palette variée d’œuvres diverses en termes de coloris et d’ambiance, qu’il anime en virtuose sur le bel instrument qu’est l’orgue Puget de Saint-Amans de Rodez. L’auditeur égrène ainsi un florilège de pièces sombres et grandioses, alternant avec des pages très lumineuses et intimistes.

Hymne au Soleil ouvre ce recueil en fanfare gaie et majestueuse.
C’est une œuvre foisonnante et exaltante qui introduit à la musique complexe de Vierne. Pour ses six symphonies pour orgue seul, hommage direct à son maître Widor qui en composa dix, il écrivit : « j’ai cherché la netteté des idées, la clarté des plans, la solidité de la construction et la coloration par larges touches ». Franck Besingrand offre de larges extraits de ses symphonies les plus marquantes.

L’Allegro vivace de la Symphonie en ré mineur Op.14 n°1 (1898) est un joyau brillant, exemple de ce style construit et sophistiqué, avec sa forme scherzo ABA, chère au compositeur, et sa surprenante mélodie centrale rappelant un thème amérindien. La Symphonie en mi mineur Op.20 n°2 (1902) démontre un caractère résolument religieux avec son Choral d’église. Avec Franck, Saint-Saëns et Fauré, l’écriture musicale du Tournant du Siècle se voulait sacrée et Vierne y céda, un peu malgré lui. La Troisième (en fa # mineur Op.28, 1911) est très lyrique, avec ses accents allemands, et finit par une longue coda extatique.

L’orgue sait aussi rendre le mystère et la solennité avec Cathédrales, extrait des Pièces de fantaisie Op.55 (1927), particulièrement sombre et oppressant, tout comme le prélude de la Symphonie en sol mineur Op.32 n°4 (1914) qui est exactement dans la même logique. Deux des Vingt-quatre pièces en style libre Op.31 (1913) méritent l’attention : il s’agit d’un espiègle Scherzetto particulièrement ironique et jubilatoire, puis d’une Berceuse tendre et délicate, qui contrastent avec la sévérité et le mystère des pages précédentes.

En 2011, l’interprète a fondé le Duo Voce Humana avec le soprano Marie-Noëlle Cros. Ils excellent tous deux à faire revivre le répertoire discret et peu fréquenté de la musique pour voix et orgue. Ici, rendons leur hommage d’avoir exhumé et animé pour nous ces opus rares, voire oubliés de Louis Vierne. Malgré un vibrato perceptible, la chanteuse possède l’émotion et la ferveur indispensables pour interpréter ces pièces qu’on croirait directement issues de Fauré, en particulier cet Ave Maria Op.3 (1890) qui inspirera Francis Poulenc. L’Ave Verum Op.15 (1900) qu’il composa pour la chanteuse Arlette Taskin, sa future épouse infidèle, semble être un passage inédit du Requiem de son ami et modèle Fauré. Le soprano fait aussi merveille dans le cycle de mélodies Les angélus Op.57 (1929) : elle déploie une élocution idéale sur les poèmes de Jehan Le Povremoyne. Impressionnistes en musique, ces mélodies célèbrent le labeur de l’homme et l’appel de la religion, en résonance des trois parties de la journée.

L’œuvre la plus fameuse de Vierne, que nous connaissons tous (sans savoir qu’elle est sienne), reste Carillon de Westminster, extrait des Pièces de fantaisie Op.54, qui clôt admirablement ce riche programme à la durée fort généreuse. Un témoignage indispensable en forme d’hommage vibrant à un compositeur négligé qu’il convient de réhabiliter.

MS