Chroniques

par laurent bergnach

Luigi Cherubini
Koukourgi

1 DVD Arthaus Musik (2012)
101 638
Luigi Cherubini | Koukourgi

Alors que la censure royale s’inquiétait d’œuvres susceptibles d’engendrer des élans de passion, la liberté théâtrale acquise avec la Révolution française (décret de janvier 1791) voit l’essor d’établissements voués à l’art scénique, au point qu’on en recense même une dizaine pourvus d’un orchestre. Chacun apparaît conscient, désormais, de l’influence des sentiments esthétiques sur le public, et les directeurs font face aux pressions de différents groupes politiques, exacerbées par l’instabilité du pays (inflation, chômage, disette) et la crainte d’une invasion militaire. En effet, la défaite éclair de la France face à l’Autriche – attaquée au cours de l’année 1792 – n’est pas pour rassurer. Des scènes patriotiques apparaissent donc sur les planches, afin de mobiliser la population contre l’ennemi aux frontières, édifier l’esprit « citoyen » et cultiver les « sentiments magnanimes et républicains ». Auteurs et compositeurs doivent choisir leur camp. Certains s’éloignent de la capitale, tels Viotti, l'un des initiateurs de la technique violonistique moderne parti pour Londres, ou Luigi Cherubini (1760-1842), réfugié au Havre en mai 1792.

Resté en contact avec le Théâtre Feydeau (Paris) – appelé Théâtre de Monsieur jusqu’à l’arrestation à Varennes du roi en fuite, et considéré comme un centre de réaction antijacobine –, le Florentin lui écrit six opéras entre 1791 et 1793. Conçu à partir du livret d’Honoré-Marie-Nicolas Duveyrier (un temps prisonnier des Autrichiens, puis embastillé, etc.), Koukourgi date de cette période, mais n’a jamais été représenté, puisqu’il est resté inachevé. Les dialogues parlés ont depuis disparus, mais les airs permettent de saisir sans peine ce qui se trame dans cette Chine imaginaire, comme on peut l’apprécier avec cette première mondiale au Stadttheater de Klagenfurt (18 septembre 2010), maintenant que la scène finale du manuscrit retrouvé à Cracovie est complétée par le dramaturge Heiko Cullman.

Les trois actes de cet opéra-comique rendent compte des différentes idéologies brassées à l’époque de sa conception. Fils du Général Zamti (figure souple et positive de l’Ancien Régime, peu sensible aux liens du sang) et « idole de [s]a mère », Koukourgi est un jouisseur dénué de scrupules et de courage (écho de l’aristocratie décadente), qui souhaite épouser Zulma contre son gré plutôt que d’affronter l’envahisseur tartare. Face au gosse mal élevé, cette descendante de Frohi (un vieux despote) et son amoureux Amazan (sous le tutorat du philosophe Sécuro, ardent défenseur de la vérité) représentent les valeurs de la Révolution. Si dix airs sérieux y dominent, l’œuvre n’en demeure pas moins ironique et parodique, et le travail du metteur en scène Josef Ernst Köpplinger s’affirme pleine d’humour (gag récurrent du soldat en clone de Saint-Sébastien), sous l’égide d’un masque géant à cheval entre rituel asiatique et commedia dell’arte.

Servant des intermèdes en langue allemande, Daniel Prohaska incarne le rôle-titre avec une grande présence d’acteur. C’est un avantage, vu qu’il ne chante qu’au bout d’une demi-heure, avec vaillance et précision – la partition infernale, en tension constante, gêne cependant toute opportunité de nuance. Johannes Chum (Amazan) est un ténor clair qui séduit en voix mixte, flanqué de Daniel Beicher (Sécuro), particulièrement sonore et stable. Si Çiğdem Soyarslan (Zulma) déçoit largement par sa raideur et sa diction française, son chant peut offrir parfois un agréable legato mozartien. Leonardo Galeazzi (Zamti) et Alexander Puhrer (un officier) s’en sortent bien mieux que Peter Edelmann (Phaor), Stefan Cerny (Fohi) et Kap-Sung Ahn (un bonze). Enfin, à la tête du Kärntner Sinfonieorchester (aux vents remarquables) et du Chœur maison, Peter Marschik fait merveille en ciselant avec raffinement et vivacité cette partition classique italo-française qui annonce tout à la fois le romantisme et Jacques Offenbach.

LB