Chroniques

par david verdier

Luigi Cherubini
Médée

2 DVD Bel Air Classiques (2012)
BAC 076
Luigi Cherubini | Médée

On ne peut que se réjouir de la parution en DVD de cette phénoménale Médée dont le souvenir brûlant plane encore sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées [lire notre chronique du 16 décembre 2012]. Projetée dans une modernité brutale et sans concession, on a désormais autant de raison de parler de la Médée « de Cherubini » que « de Warlikowski », grâce à l'appropriation de l'œuvre par le metteur en scène polonais.

Pour apprécier pleinement ce document, il faut libérer sa mémoire de l'ombre portée de Maria Callas, à travers les photos de scène ou le film éponyme de Pasolini. Nous sommes à La Monnaie en 2011, lors de la reprise du spectacle. Nadja Michael dévore l'écran, joue de son corps et de sa voix comme d’un aimant superbe et terrifiant à la fois. Les gros plans surexposent les défauts de la ligne de chant – défauts ou scories nécessaires d'une fusion en direct entre l'actrice et la prima donna.

La captation présente l'avantage non négligeable de rendre parfaitement audibles les fameux dialogues qui avaient provoqué l'ire et le malaise du public bien pensant ou mal informé. S'il devait y avoir un véritable scandale dans ces représentations parisiennes, on désignerait assurément la piètre sonorisation et les effets larsen des micros HF maladroitement collés sous les perruques des chanteurs. La prise de son du DVD est stupéfiante de vérité (mention spéciale à la version 5.1). Les déplacements sont perceptibles y compris en fonction du passage des personnages tantôt sur le bois résonnant ou la bande de sable au centre de la scène. L'autre avantage de la vidéo, c'est la vérité du théâtre de Warlikowski qui fait voler en éclat les conventions sous l'exigence d'une prose vengeresse et acérée. Des mièvres alexandrins de François-Benoît Hoffman, il ne reste pas grand chose et personne, au fond, ne s'en plaindra. Euripide enfin vivant et moderne.

Certaines options filmées diffèrent très légèrement avec la production parisienne, en raison de la dimension de l'espace scénique notamment. Pour la majeure partie du spectacle, on saisit sous tous les angles des zones parfois rendues invisibles par la disposition ou le placement en salle. C'est le cas en particulier des groupes latéraux de mannequins en celluloïd figurant en face à face une Pietà et une Madone à l'enfant. Les murs latéraux fonctionnent comme des miroirs sans tain qui crée des espaces imaginaires en fonction de l'éclairage. La camera les saisit dans leur globalité, en évitant soigneusement de s'attarder sur les inévitables accidents du direct, même si la représentation donne l'impression d'avoir été filmée en continue et quasiment sans montage.

La direction d’acteurs est saisie à fleur de peau. Le jeu des regards, l'attraction-répulsion des corps est à l'écran d'une force incroyable, fidèle à l'impression en salle et absolument pas entravée par le poison du « full HD » qui viendrait montrer l'inmontrable. La crise du couple, l'angoisse du futur n'empruntent rien aux artifices du cinéma de genre. Le ton et l'image sont délibérément et terriblement théâtraux. L'orchestre des Talens Lyriques sonne avec l'âpreté d'un ensemble qui cherche encore ses marques mais impose grâce à Christophe Rousset un style acerbe et violent qui sort Cherubini de la léthargie bourgeoise où on le tient souvent.

Pour ne rien enlever à notre bonheur, le plateau vocal est ici mieux équilibré que celui des représentations parisiennes. On retrouve Vincent Le Texier, Créon veule et parvenu avec sa voix de faux-méchant. Hendrickje Van Kerckhove est une bien meilleure Dircé que la pâle Élodie Kimmel ; en revanche la Néris de Christianne Stotijn fait regretter Varduhi Abrahamyan… Sans démériter, Kurt Streit peine à rendre un français crédible même s'il est tout de même bien meilleur que celui de l'exotique John Tessier. Son Jason gagne un côté naïf et irritant qui colle parfaitement au rôle. Nadja Michael emporte l'adhésion, malgré (et avec) les fluctuations de timbre et l'intonation aléatoire. Elle tient sur ses épaules tatouées le personnage de Médée parfaitement dimensionné à la vision de Krzysztof Warlikowski. On peut légitimement se demander ce que deviendrait cette production avec une autre chanteuse dans le rôle-titre. Défi redoutable et excitant à la fois pour celle qui voudrait atteindre un tel sommet – par la face nord, on s'en doute.

DV