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Chroniques
Luigi Dallapiccola – Goffredo Petrassi
intégrale des pièces pour piano
Tous deux naquirent en 1904. L’un en plein hiver à Pazin, dans une partie de l’actuelle Croatie alors italienne (la ville s’appelait Pisino), l’autre à une trentaine de kilomètres de Rome, au cœur de l’été. Tous deux ont puisé dans le passé musical, en particulier dans les danses baroques. L’un a flirté avec la méthode sérielle comme on essaie quelque chose sans l’adopter, quand l’autre en fit son esthétique. Héritiers d’une grande tradition lyrique, ils contribuèrent diversement au genre opéra : Luigi Dallapiccola en livra trois – Volo di notte (1939) d’après Saint-Exupéry, Il prigioniero (1949) d’après Villiers de l’Isle-Adam [lire nos chroniques des productions de Carmelo Agnello, Patrick Le Mauf, Àlex Ollé, Aurélien Bory et Andrea Breth] et Ulisse (1959-68) d’après Homère [lire notre critique du CD], réorchestrant Il ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi en 1942, comme Bruno Maderna le ferait en 1967 de l’Orfeo [lire notre chronique du 15 avril 2011] –, quand Goffredo Petrassi en écrivit deux – Il cordovano (1944-48) d’après Cervantes et Morto dell’aria (1950) sur un livret du poète et peintre Toti Scialoja (1914-1998).
Le jeune pianiste lombard Andrea Molteni a décidé de se pencher sur la poignée d’opus que ces deux grandes figures du second XXe siècle en Italie ont dédié à son instrument. La page pianistique le plus souvent jouée de Dallapiccola est son Quaderno musicale di Annalibera, plusieurs fois gravé. Achevé en 1952, ce recueil compte onze numéros nettement inscrits dans l’influence schönbergienne. De Simbolo, Molteni signe une approche qui avantage délicatement l’égalité de nuance et de couleur. Bref, Accenti contraste de manière cinglante, laissant place à Contrapunctus primus, dans un moelleux inouï, tout aussi joliment décliné dans Linee. Webernien en diable, Contrapunctus secundus (Canon contrario motu) bénéficie d’une vigueur circonstanciée. La pédalisation minutieuse de Fregi en enrobe les points. Après Contrapunctus tertius (Canon cancrizans), la fin de cette suite sur le nom de Bach s’accomplit au fil de quatre épisodes alternant les caractères – tonicité de Ritmi, secret de Colore, farouche Ombre avec ses trilles dessinant un espace sonore particulier, enfin l’errance précisément imprécise du conclusif Quartina. Remontons le temps, avec la Sonatina canonica su "Capricci" di Niccolò Paganini, conçu en 1943. L’interprète en souligne le néoclassicisme par la clarté de la sonorité, évidente dans le premier mouvement comme dans le vivacissimo médian du deuxième et l’ultime marcia (IV) ; quant à lui, l’Andante sostenuto (III) tend vers le romantisme via la tendresse du jeu.
Que s’est-il passé entre la nostalgie de cette œuvre et la radicalité du Quaderno, neuf ans plus tard ? Outre la fin de la guerre et la liquidation du régime mussolinien, la rencontre avec la réforme de Schönberg. C’est pourtant au moment de la Sonatina que Dallapiccola compose le ballet Marsia, créé à Venise en 1948, dont il transcrit pour piano, quelques mois plus tard, Tre episodi – trois ans après les Notations du tout jeune Boulez, c’est plutôt vers le Stravinsky début de siècle (Le sacre du printemps, Petrouchka) qu’ils lorgnent (Angoscioso) ou la percussivité répétitive et impulsive de Prokofiev (Ostinato).
Au contraire de celle de Dallapiccola (décédé en 1975), on ne joue guère aujourd’hui la musique de Petrassi – disparu en 2003, dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année – qui semble faire l’objet d’un dédain parfaitement injustifié. Heureusement, quelques artistes (Gianandrea Noseda, entre autres) la portent aux oreilles de leurs contemporains – et puisque nous évoquions plus haut Boulez, rappelons qu’il dirigea plusieurs fois le Concerto pour flûte (1960) et Estri (1967) [lire notre chronique du 23 avril 2004]. Peut-être sans le savoir le cinéphile en a-t-il goûté un aspect, au moins, puisque le compositeur a beaucoup écrit pour le septième art – Non c'è pace tra gli ulivi (Giuseppe De Santis, 1950), La pattuglia sperduta (Piero Nelli, 1954), Cronaca familiare (Valerio Zurlini, 1962), La porta di San Pietro di Giacomo Manzù (Glauco Pellegrini, 1964), etc., Riso amaro (Giuseppe De Santis, 1949) démontrant le plus, selon nous, son talent.
Six œuvres pour piano, montée selon l’ordre chronologique de composition, occupent la première galette de ce double-album. Plutôt que d’attendre la quasi-quarantaine, Petrassi écrit sa Partita à l’âge de vingt-deux ans. La filiation baroque est évidente, qui plus est sous les doigts diserts d’Andrea Molteni, ainsi qu’une certaine parenté avec l’aîné Casella (1883-1947). Curieusement, des souvenirs de Chopin se glissent dans l’aria, tandis que la Gavotta fréquente d’un sourire un brin moqueur quelque pas français. La vélocité infernale de la Giga vient couronner l’édifice. Passé sept ans plus tard (1933), des acrobaties communes à Hindemith – on pense à la Sonate n°3, notamment (1936) – construisent la Toccata. Le côté humoristique et biscornu de Chostakovitch est présent dans la Piccola invenzione de 1941. Plus tard, ce sont huit Invenzioni que concocte Petrassi. De même que l’Ostinato des Episodi de Dallapiccola, elles présentent un air de famille avec le piano de Prokofiev, c’est indéniable – voilà qui donne grande envie d’entendre le pianiste dans des pages du musicien soviétique et de ses compatriotes Sergueï Protopopov et Nikolaï Roslavets !
Ne nous fions pas à la datation d’Oh Les beaux jours !
Si c’est bien en 1976 que Petrassi, inspiré par la fameuse pièce de Samuel Beckett (1963), en réalise l’assemblage, ses deux mouvements proviennent du début des années quarante : on reconnaît la Piccola invenzione (plage 6) dans Bagatelle (plage 16) qui en décuple la difficulté, et l’artiste, dans la notice de cette parution discographique, précise que Le Petit Chat, redoutablement virtuose, retravaille un épisode d’un inédit de 1942, Scarlattiano Divertimento. L’espièglerie de ce morceau sied autantà l’humour de l’Irlandais des théâtres parisiens qu’au jeu inventif de Molteni, décidément tout à son affaire.
BB