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Chroniques
Lukas Haselböck
Rendre audible l’inaudible – Sur la musique de Gérard Grisey
Musicologue et compositeur autrichien – mais également chanteur au sein de différentes formations –, Lukas Haselböck (né en 1972) concentre ses recherches sur la musique du XXe siècle et en particulier sur celle venue de France (Debussy, Ravel, Murail, etc.). En 2009, il faisait paraître cet ouvrage consacré à Gérard Grisey (1946-1998), que Martin Kaltenecker traduit pour les éditions Contrechamps, vingt-cinq ans après la disparition brutale du compositeur. Cet essai vise à analyser la relation entre ce qui est écrit et ce qui s’entend, entre ce qui est conçu et ce qui est perçu.
Comme l’écrivait Hugues Dufourt dans un numéro spécial de Musicae Scientiae (2004), « Grisey a à peu près tout rejeté des années 1950 », à savoir l’héritage de Webern et le perfectionnement de la technique dodécaphonique, l’empreinte de la musique sérielle ou encore la musique électronique élaborée à Cologne. Plutôt que sur des écoles, le pionnier du mouvement spectral – lui-même préférait parler de musique liminale – fonde son esthétique à partir de trois modèles inspirants : Messiaen (pour la couleur), Stockhausen (la forme) et Ligeti (le temps dilaté et l’évolution lente). Dans les premiers chapitres de son livre, Haselböck analyse quelques pièces des aînés (Le merle bleu, Chronochromie / Klavierstücke, Gruppen / Apparitions), en alternance avec celles du natif de Belfort – Prologue et Modulations, notamment, tandis que Quatre chants pour franchir le seuil serait abordé dans l’ultime partie. On y voit le cadet tracer sa propre route, dans des directions souvent opposées à celle des maîtres.
Si collègues et amis confirment que Grisey peinait à entrer dans la pensée philosophique, ils disent pourtant son intérêt pour Bergson, Husserl et Augustin d’Hippone. Mais dans la France des années soixante dominées par l’existentialisme sartrien et le structuralisme de Lévi-Strauss, le post-structuralisme défendu par Deleuze retient également son attention, plaidoyer pour l’ouverture, la flexibilité et une absence de hiérarchie symbolisée par le rhizome. S’appuyant largement sur des penseurs européens (Adorno, Lyotard, etc.) et des notions qu’ils abordèrent (devenir, sensation, chaos, chair, etc.), le quatrième chapitre – dont le nom reprend celui de l’ouvrage – dépeint Grisey privilégiant la force plutôt que la forme. « Entre un son A et un son B que se passe-t-il ? interroge-t-il, se trouvant face à l’inouï. L’essentiel ».
Pour Haselböck, « la musique de Grisey offre à l’auditeur la possibilité de s’ouvrir au sonore avec concentration et dévouement ». Elle fut pour lui l’occasion de signer un livre passionnant quoique peu facile d’accès, révisé puis complété pour la présente publication et illustrée de nombreux exemples parmi lesquels des esquisses conservées à la Fondation Paul Sacher. L’excès de notes de bas de page est toujours une entrave à une lecture fluide, mais ici recueille-t-on quelques pépites, telles les pensées nourrissantes de Deleuze ou des extraits du journal de Grisey – qu’on approchait déjà dans ses Écrits [lire notre critique de l’ouvrage], mais qu’on apprécie de trouver ici et là, au fil de notre lecture.
LB