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Müzennâ, divertissements à Istanbul au XVIIe siècle
rencontre avec Chimène Seymen
En août dernier, nous découvrions Müzennâ, fêtes et divertissements à Istanbul au XVIIe siècle, spectacle conçu par la chanteuse Chimène Seymen, musicologue et directrice artistique de l'ensemble La Turchescha. Voici comment elle-même et ses complices Cécile Roussat et Julien Lubek pour la chorégraphie et la mise en scène présentaient l'événement : « Ce spectacle est un reflet des fêtes et réjouissances au XVIIe siècle au palais de Topkapi, au sein des ambassades occidentales, et dans les quartiers cosmopolites d'Istanbul. Le terme Müzennâ désigne une calligraphie turque conçue tout en symétrie. C'est le point de départ de ce spectacle, qui suit l'arrivée à Constantinople d'une sujet de Louis XIV au début de son règne et sa découverte progressive des fêtes et des lieux de plaisirs de la capitale ottomane. Par la bouche de ce personnage imaginaire, ce sont des voyageurs bien réels qui s'expriment : Antoine Galland, Guillaume Grelot, Jean Thévenot, Pietro della Valle, Thomas Dallam... » (brochure du Festival de Sablé, 2009).
Enchantés par cette création, nous en écrivions « de la vie du Sérail à l'école des pages, en passant par les grotesques farfelus d'une maison de café et jusqu'à la farce d'un certain Molière, ottomans et occidentaux jouent main dans la main en des échanges parfois insolites de couleurs instrumentales. D'un impressionnant cumul de documents, d'une recherche précise et de la confrontation au manuscrit miraculeux (comme le définit Chimène Seymen) de Santurî Ali Ufkî, alias Wojciech Bobowski –Polonais tenu en esclavage à Istanbul, employé par le sultan pour ses talents de musicien, et qui, en sa qualité de quasi maître de chapelle des pages, pourrait-on dire, nota toute la musique qu'il put aborder, aussi bien des passages de Monteverdi que la musique turque –, le projet dépasse bientôt le strict domaine musical » [lire notre chronique du 25 août 2009].
Sont mis en présence l'ensemble de musique baroque La Turchescha (dont le disque La Sérénissime et la Sublime Porte se fit les prémices de Müzennâ il y a deux ans), ici sous la direction musicale de Françoise Enock, l'ensemble de musique traditionnelle turque Cevher-i Musiki, sous la direction d’Hakan Cevher, Tolga Meric et Chimène Seymen pour le chant, Akiko Veaux, Alex Sander dos Santos et Cécile Roussat pour la danse baroque et Ümit Yumlu pour la danse traditionnelle turque, les acrobates Iris Garabedian et Hilarion Pierre Brumant, ainsi que le comédien Julien Lubek qui incarne le voyageur imaginaire évoqué plus haut. À l'occasion de la reprise parisienne de Müzennâ au Théâtre des Bouffes du nord, dans le cadre de la Saison de la Turquie en France (lundi 29 mars), nous avons rencontré Chimène Seymen.
Lorsque vous avez enregistré La Sérénissime et la Sublime Porte (CD paru chez Calliope en 2007), aviez-vous en vue de réaliser Müzennâ ?
Cette idée-là, je l'avais dès le départ. Tout est venu de ma curiosité, des recherches que j'ai entreprises pour tâcher de répondre à des questions que je me posais à propos d'un éventuel parallèle dans l'art de la grande présence de l'Empire Ottoman en Europe et de la non moins grande présence européenne dans la culture très cosmopolite de cet empire. Ces interrogations précises m'ont mise en quête. À l'aube du XVIIe siècle, le désir de connaître le peuple ottoman a incité des auteurs venus d'occident à tout décrire de cette culture : coutumes, mœurs, costumes, instruments de musique, parfois représentés sur des gravures. Certains même ont voulu rendre compte de l'usage de ces instruments en notant quelques mélodies fragmentaires. Découvrant tout cela, j'ai vécu une sorte de période « gourmande », si vous voulez. Ces documents m'ont nourrie.
Puis le manuscrit d'Ali Ufkî Bobowski a fait son apparition. Ce recueil à sonner et à réciter (poésie et musique) n'est pas aisément déchiffrable. Pour la première fois, je me suis trouvée face à des œuvres vocales, ce qui est tout-à-fait exceptionnel, que je ne pouvais pas totalement lire, car qui dit musique chantée dit aussi poésie, et celle-ci était en alphabet arabe que je ne maîtrise pas. La génération de mes parents le lit encore couramment, mais la mienne fut éduquée avec l'alphabet latin ; elle ne connaît l'arabe qu'à condition de l'avoir étudié comme une langue étrangère. Lorsque j'ai pris connaissance de la transcription, j'ai pu pleinement accéder à la musique. Bientôt j'ai su comment le projet s'articulerait. D'abord, présenter un concert profane, ce que nous avons fait la première année ; la deuxième, ce fut un programme spirituel ; enfin, maintenant – c'est-à-dire après trois ans –, le spectacle Müzennâ.
Pourquoi ?
Afin de montrer un art en évolution, une musique qui, à ce moment-là, n'est pas séparable des autres arts, à travers son application à la rue, à la cour, à la prière, sachant qu’il s’agissait de pratiques qui n'étaient absolument pas institutionnelles mais au contraire s'intégraient dans la vie. Outre qu'il y avait là des réponses à mes questions, je pouvais enfin chanter en turc, tout simplement ! Et, bien sûr, c'était le moyen de l'entendre moi-même, cette musique. S'agissant d'une redécouverte, on ne savait pas comment elle sonnait. Grace à sa connaissance de certains documents historiques, un archéologue peut savoir qu'à tel endroit il y avait une civilisation. Mais lorsqu'il commence à fouiller, il ne sait pas du tout ce qu'il va trouver. De la même manière, j'étais persuadée que forcément quelque chose avait eu lieu entre ces peuples qui n'arrêtaient pas de bouger, pour ne nombreuses raisons ; mais je ne savais quoi. Le seul moyen était d'imaginer que des musiciens turcs et des musiciens français se rencontrent. Que se passe-t-il alors ? Aussi, bien que je sois l'initiateur et le directeur artistique de ce projet, il est rapidement devenu un travail d'ensemble dont, bien sûr, j'étais le centre afin d'orienter nos évolutions, tout en laissant les musiciens s'emparer de sa logique, la faire vivre en eux-mêmes, en écoutant les autres.
Une sorte de croisée s'est alors opérée entre les musiciens baroques et les musiciens turcs ?
Pas exactement… et il ne fallait pas, d'ailleurs, je n'aurais pas voulu ! Chacun devait s'exprimer selon sa tradition propre. En plus des points musicologiques (rythmes, formes, etc.) à révéler au public, j'avais envie de cette belle expérience entre musiciens de cultures différentes.
On le voit fort bien dans la scène du sérail, avec les musiciens baroques qui reprennent la mélodie turque à leur façon...
Oui, « à leur façon », exactement. Ce passage, qui est dans un mode que l'on peut parfaitement jouer sur des instruments occidentaux, prend une autre couleur, une expressivité différente. Il faut savoir qu'à aucun moment de l'élaboration du spectacle un groupe de musicien aurait rejeté la musique de l'autre groupe. Personne ne s'est regardé de haut, ne s'est écouté de haut. Bien au contraire : tout de suite, tous ont senti que quelque chose de commun les animait. Tout en gardant leur propre caractère, ils ont avancé dans ce chemin-là, dans l'envie de connaître, d'entendre, l'expression musicale vis-à-vis. Si bien qu'il me fallut parfois dire « attention, n'orientalisez pas » ou « n'occidentalisez pas » ! À l'inverse de l'exemple que vous citez, en écoutant une musique baroque, je demandais aux musiciens turcs d'en reprendre la mélodie sur un rabâb dans le style de jeu spécifique à cet instrument, sans chercher à imiter l'inflexion des musiciens français. Au fond, les matériaux ont été mis en commun mais les pratiques de chacun les ont détournés. Tout en étant au centre de ces échanges, je n'ai pas voulu que le résultat soit mon interprétation personnelle. Certes, j'ai dirigé, mais cela signifiait plutôt écouter, orienter, conseiller, toujours en grand respect du dialogue des musiciens.
Ce mode de conception s'est-il appliqué au travail avec les autres intervenants (danseurs, comédiens, acrobates) ?
Absolument. C'est une chose collective précisément concertée. Nous sommes sur un terrain commun défini où chacun vit à sa façon, avec ses savoir-faire.
De là, comment l'aventure a-t-elle mené à Müzennâ ?
Nous en avons d'abord donné une première version sans mise en scène, mais avec un récitant car je souhaitais livrer ces textes qui ne sont pas du tout connus, à travers des extraits choisis pour véhiculer plusieurs idées. D'abord celle qu'au fond l'on rit tous de la même manière – lorsqu'il s'agit de plaisir et de divertissement, l'homme, d'où qu'il soit, use des mêmes expressions. Ensuite, dire au public que l'empire ottoman n'était pas si sombre qu'on veut bien le croire, qu'il s'y donnait des fêtes, des divertissements, qu'on y vivait, qu'on faisait de la musique, tant dans les arts de cour que dans ceux de la rue. J'ai imaginé de ponctuer ce concert d'intermèdes dansés par deux danseurs français et deux danseurs turcs. Cela ne me parut pas abouti, pourtant. Approfondir la transmission des textes et l'intervention de la danse m'a petit à petit menée à désirer une mise en scène.
D'Ali Ufkî Bobowski, il y a quelques tentatives de notation musicale, des poèmes et aussi des mémoires. Quel fond cela représente-t-il ?
C'est énorme, en fait. Car il n'y a pas que des mémoires, des poèmes et de la musique, mais plein d'autres choses. Et c'est très disséminé dans les bibliothèques. Le recueil Mecmûa-i Sâz ü Söz est conservé à Londres, par exemple, et son brouillon (à partir duquel nous avons travaillé, car il contient plus de choses) est à la Bibliothèque nationale de France. J'ai ma petite idée à propos de la notation : Bobowski connaissait parfaitement la musique et s'est largement imprégné de la musique turque de tradition orale. Il aurait donc pu aisément la noter. Selon moi, son recueil n'était sans doute pas destiné à l'usage en orient – les turcs n'en avaient pas besoin –, mais à être emporté en Europe comme témoignage de cette musique. De fait, lorsque le Sultan lui a demandé d'apprendre la notation musicale à ses pages, Bobowski a refusé, entretenant sa différence dans l'espoir de gagner sa liberté, ce qui d'ailleurs advint.
À la découverte de la musique turque, le public français n'en mesure peut-être pas toutes les influences. Quelles sont-elles ?
En ce qui concerne la musique byzantine et les musiques grecques, je préfère ne pas entrer dans le détail, car cela induirait un développement extrêmement technique qui est affaire de spécialistes. Sachez cependant que certains modes grecs anciens très spécifiques ont perduré dans la tradition turque plus tardive. En réalité, la musique turque est presque écrite, en ce sens où sa forme est tellement contrôlée que sans graphie l'on en peut extraire la contrainte et la rigueur. Elle comprend des structures rythmiques précises qui font son squelette, des modes (makamlar), sorte d'échelles qui se reportent à des émotions, et des sections, non écrites mais omniprésentes. Il ne faut pas négliger la relation à la poésie.
On n'y improvise pas tant qu'on le croit, ou, en tout cas, pas n'importe comment, bien sûr. Après que je vous aie dit cela, vous comprendrez que l'écriture musicale occidentale soit impuissante à transcrire ces subtilités turques ! Des influences venues des différents peuples à constituer l'Empire Ottoman constituent la musique traditionnelle turque. Les Sépharades y ont joué un grand rôle, bien sûr, mais aussi les Arméniens, les Grecs d'Anatolie, les différentes ethnies turques transmettant elles-mêmes des cultures diverses, certaines plus populaires, d'autres savantes, d'autres encore traversées d'influences persanes, à plusieurs degrés de sophistication. Les Turcs admiraient la Perse (Iran), mais aussi les civilisations centre-asiatiques et, à travers elles, des traces indiennes, mongoles et chinoises ont pu parcourir sa culture. Cette synthèse préparait l'Ottoman à la rencontre avec l'Europe. Au fond, l'Europe existait déjà au sein de l'Empire Ottoman, en quelques sortes. N'oublions pas que les sultans épousaient des femmes non turkmènes – italiennes, albanaises, bosniaques, grecques, etc. Les sultanes connaissaient donc une autre musique que celles héritées d'Azerbaïdjan, de Turkménistan, etc. Comme vous le savez, toutes ces musiques sont intimement liées au texte, sans qu'il soit imaginable de les en séparer, de même qu'elles le sont à la danse. Aussi, la complexité de la poésie s'y retrouve-t-elle, bien sûr. On peut dire qu'à la fin du XVIIe siècle, ces virtuosités d'origines mêlées se sont rassemblées.
Puisque l'on parle de musiciens occidentaux qui ont approché la musique turque dans l'empire ottoman, sait-on si, à la même époque, des musiciens turcs auraient joué la musique occidentale en Europe ?
Peut-être…
En ce moment-même, je suis sur une piste, à propos de Turcs vivant en France. Des sources qui n'ont rien à voir avec la musique me l’ont ouverte. Outre des chefs politiques captifs en Europe qui s'y sont déplacés avec leur suite, et donc avec des musiciens qui, immanquablement, se trouvèrent en contact avec la musique occidentale, les marchands emmenaient également des musiciens. Il y a aussi le travail du tissu, à Florence, le tissage étant alors effectué par des femmes turques qui chantaient. Ont-elles toujours chanté les chants de leur pays ou s'essayèrent-elles à aborder ceux de Florence ? Mystère… Je fais des recherches sur la présence des Turcs en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Il vaut la peine de s'interroger sur la vie des captifs et des convertis dans la Méditerranée à cette époque.