Recherche
Chroniques
Marc-Antoine Charpentier
Médée
En 1635, après plusieurs œuvres légères, Pierre Corneille écrit Médée, sa première tragédie, largement inspirée de celle de Sénèque. Frère de l'auteur du Cid, Thomas Corneille (1625-1709) eût lui aussi une carrière littéraire fructueuse, bien que moins connue de nous. Il est pourtant l'auteur d'une quarantaine de pièces de théâtre, adaptations et livrets d'opéra dont ceux de Bellérophon (musique de Lully, 1679) et de Médée.
Quand l'œuvre est présentée à l'Académie royale de musique de Paris, le 4 décembre 1693, l'opéra français est encore soumis aux conventions établies par le tyrannique Lully (mort depuis 1687), épaulé par son librettiste Quinault. Ainsi, après un prologue à la gloire du roi, chacun des cinq actes doit contenir un divertissement chorégraphique et choral en relation avec l'intrigue. Peu ou prou, Charpentier et Corneille se joueront de ces règles pour resserrer l'action (aucune danse au dernier acte), laisser plus de place à une musique évocatrice. Cette liberté vient sans doute de ce que le musicien n'est pas au service du roi mais, entre 1680 et 1688, de la Duchesse de Guise – autre grande fortune du royaume –, puis professeur de composition, etc.
« On n'offense pas Médée impunément. » Après avoir laissé plus d'un cadavre derrière elle pour aider Jason à voler la toison d'Or, Médée trouve refuge avec lui à Corinthe. Si le roi Créon accueille d'abord les fugitifs, la présence de l'étrangère lui pèse, quand il souhaiterait compter seulement sur un Jason héroïque au combat, et lui offrir sa fille Créuse. L'amour commence d'ailleurs à naître entre eux deux. Consciente de cette trahison et des efforts de Créon pour la contraindre à l'exil, la magicienne tentera de raisonner ses ennemis, puis laissera toute la place à sa colère – « Je veux une vengeance épouvantable, horrible ! »
Comme l'explique Hervé Niquet dans le bonus, Charpentier a pris « la décision de se fâcher avec le public ». En grand caricaturiste, il a souhaité entourer Médée de l'abjection et du mensonge, soit d'une société de pleutres, de lâches, de niais… Venu pour détester une infanticide, le public découvre une œuvre où non seulement la criminelle n'est pas punie (ce qu'il savait déjà), mais où ses actes sont justifiés par le mépris, la trahison, les humiliations qu'elle rencontre. On arrive donc au résultat imaginé par Corneille, c'est-à-dire que « Médée attire si bien de son côté toute la faveur de l'auditoire qu'on excuse sa vengeance après l'indigne traitement reçu de Créon et de son mari et qu'on a plus de compassion du désespoir où ils l'ont réduite que de tout ce qu'elle leur fait souffrir ». Mais, comme le pressentait Charpentier, le public ne put regarder ce miroir et le succès déserta le rendez-vous.
Enregistré le 3 octobre 2004 à l'Opéra royal de Versailles, cette tragédie lyrique en cinq actes est présentée en version de concert avec quelques amputations – en particulier le prologue – qui réduisent le programme à 150 minutes, soit presque trois-quarts d'heure de moins que la version complète. La mise en espace d'Olivier Simmonet et le montage du film arrivent à contrecarrer la monotonie visuelle qu'on redoutait. Les plans sont variés, rythmés (voir la décision de vengeance, à la scène 4 de l'Acte III), avec des prises de vue, régulières et bienvenues, sur les musiciens du Concert Spirituel, que dirige, avec une élégance tonique, colorée et nuancée, le chef évoqué plus haut.
Avec une belle égalité sur toute la tessiture, un timbre soyeux, Stéphanie d'Oustrac incarne Médée qui gagne peu à peu en charisme – retrouvons-la dans cinq ans, ce sera encore mieux ! Le haute-contre François-Nicolas Geslot (Jason) mène son chant avec une belle légèreté, mais qui nous paraît manquer parfois de corps pour animer un tel personnage. Bertrand Chuberre (Oronte), basse-taille avec une belle projection, une diction soignée et un timbre cuivré, nous aura plus intéressé que le Créon de Renaud Delaigue, basse pas toujours irréprochable, surtout en début de soirée. Gaëlle Méchaly (Créuse) et Caroline Mutel (Nérine) remplissent avec clarté et engagement leur rôle de dessus.
Enfin, mention spéciale pour le beau trio équilibré de Anders Jerker Dahlin, Emiliano Gonzalez-Toro et Benoît Arnould, ainsi que pour le chœur des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles dont ils sont issus, à l'aise dans les moments vifs comme dans les lamentations.
SM