Dossier

entretien réalisé par marguerite haladjian
paris – avril 2009

Marc Minkowski
conversation entre Mireille, Idomeneo et Die Feen

« Heureux encore doit s’estimer le compositeur quand le chef d’orchestre entre les mains duquel il est tombé n’est pas à la fois incapable et malveillant ; car rien ne résiste à la pernicieuse influence de celui-ci. » Ainsi s’exprimait Hector Berlioz en analyste lucide dans son traité L’Art du chef d’orchestre. Marc Minkowski, musicien passionné, fidèle aux principes de respect des œuvres qu’il sert de sa baguette inspirée pour leur donner un nouvel accomplissement, ne pourrait démentir ces propos du plus grand des romantiques français. Sa curiosité insatiable l’a guidé vers un répertoire qui s’est diversifié depuis le baroque des débuts pour s’exercer aux formes variées de l’opéra, de la musique symphonique ou domaine chambriste, parcourant avec une intense émotion les époques et les styles. Nous avons rencontré ce chef aux multiples visages, aussi fervent que sincère.

Notre dernier entretien remonte à l’époque où vous vous prépariez à reprendre L’incoronazione di Poppea au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2000, un spectacle resté gravé dans les mémoires comme un moment exceptionnel de musique et de théâtre…

Ce qui est étonnant, c’est que ce Couronnement de Poppée fut bien difficile à réaliser. Grüber et moi, c’était la carpe et le lapin ! Je ne connaissais pas assez son travail au théâtre et, même si je me suis montré enthousiaste dès le début, je n’en ai pas mesuré tout de suite la richesse.

le chef marc Minkowski photographié par Philippe Gontier
© philippe gontier | naïve

Mes héros étaient alors Mnouchkine, Chéreau, Strehler, Besson, et je travaillais depuis un moment avec Pelly. La personnalité artistique de Klaus m’était assez étrangère. Il fallait aller vers lui, ce qui fut une épreuve pour moi comme pour lui. Vers la fin des répétitions, les échanges étaient rares et tendus. Pourtant, chaque fois que je revois tel ou tel moment de la vidéo de ce spectacle, je me rends compte qu’il est une des plus belles choses que j’aie faites, peut-être la plus intensément poétique. Certains paris ont été féconds. Par exemple, le choix de Mireille Delunsch et d’Anne Sofie von Otter dans des rôles auxquels on ne les identifie pas a priori. Mireille était mal à l’aise lors de l’audition – son royaume, c’est le théâtre, pas la salle d’examen. Eva Wagner et moi étions persuadés que son côté à la fois sensuel et cérébral collerait parfaitement à la vision de Grüber. Ce rôle a fait d’elle la muse du festival ! À cette époque, Anne Sofie traînait encore une réputation de chanteuse nordique, forcément un peu froide, alors qu’un volcan gronde sous un mélange de passion, de calcul et de tendresse, bien qu’elles ne se touchaient pas et se regardaient à peine de tout le spectacle.

Après la collaboration avec Grüber, vous avez rencontré d’autres metteurs en scène qui ont donné une inflexion particulière à votre travail de chef d’orchestre et à la manière d’aborder certaines partitions.

Avant cela, j’avais eu deux expériences heureuses et fortes avec Laurent Pelly. Ces derniers temps, nos agendas nous ont éloignés, mais je peux annoncer avec joie que nous allons refaire un bout de chemin ensemble, à Bruxelles notamment, où nous attend un Don Quichotte de Massenet que José Van Dam a choisi pour faire ses adieux à la scène. Nous avons appris avec tristesse la destruction du décor et la vente des costumes de La Grande Duchesse de Gerolstein après une seule série de représentations, mais nous n’en avons pas fini avec Offenbach : Les Contes d’Hoffmann, que nous avons donné à Lausanne et à Lyon, sera en principe repris dans peu de temps, et peut-être enfin filmé. Une autre rencontre importante fut celle d’Olivier Py, à l’occasion du Pelléas et Mélisande que nous avons présenté à Moscou où l’œuvre n’avait jamais été représentée. J’aimerais que nous puissions montrer en France cette version à la fois éclatante et noire du chef-d’œuvre de Debussy. Mais nous avons d’autres projets avec Olivier, après Idoménée qui vient de voir le jour à Aix : Roméo et Juliette de Gounod, Les Huguenots de Meyerbeer. Peut-être bientôt Wagner. Je dois aussi à Stéphane Lissner la découverte de Richard Eyre dont les Noces de Figaro réalisées à Aix en 2001 me resteront toujours en mémoire. À la rentrée, s’annonce Mireille mis en scène par Nicolas Joel, une expérience importante pour moi. Certains pensaient qu’il ne monterait plus sur un plateau pendant son mandat de directeur de l’Opéra national de Paris. Qui mieux que lui, cependant, peut défendre avec sincérité la musique de Gounod et la poésie de Mistral ? Pour ouvrir son premier mandat, il a le courage de choisir un ouvrage foisonnant et profond, d’une innocence que certains confondent avec de la niaiserie. Nicolas Joel m’a proposé de le diriger pendant que je montais le Roméo… de Berlioz à Toulouse. C’est une fierté et une grande joie.

Pendant la saison qui vient de s’achever, votre retour sur les scènes parisiennes était marqué par une création qui fera date : Les fées de Wagner que vous avez dirigé au Châtelet, après Les noces… au Théâtre des Champs-Élysées…

À cause de conflits politiques ridicules, je dus m’absenter de ma ville. Or, cette absence s’est révélée fructueuse. Elle me permit de donner des concerts avec Les Musiciens du Louvre et des orchestres invités, des opéras en version de concert. J’ai pu établir un lien particulier avec le Sinfonia Varsovia, retrouver la Pologne, terre de mes ancêtres, élargir mon répertoire où le XXe siècle prend maintenant une place plus importante. Contrairement à beaucoup de confrères talentueux, je n’ai pas à me plaindre de mon pays : même si, comme tous les chefs, ma vie se passe entre les hôtels et les avions, jamais je n’eus à m’exiler : Le nozze di Figaro au Théâtre des Champs-Élysées, Die Feen au Châtelet, Idomeneo à Aix, Mireille et la reprise de Platée à l’Opéra de Paris, je suis plutôt comblé.

Revenons aux Fées. Vous vous êtes pris de passion pour cet opéra de jeunesse de Wagner, à peu près inconnu en France. Que retenez-vous de cette aventure ?

La partition, d’abord. Lors des représentations, je n’ai entendu aucun commentaire négatif sur l’œuvre. Les gens étaient ébahis, amusés parfois, mais le plus souvent impressionnés. Je n’ai pas eu le sentiment de la découverte pour la découverte. Jouer une œuvre reniée par le compositeur lui-même avait quelque chose de sacrilège qui, pour certains, annonçait le naufrage. Or la plupart des amateurs ont pris la mesure de cette partition, à mon sens plus personnelle et plus riche que les deux suivantes, La Défense d’aimer et Rienzi. Nous découvrons un génie de vingt ans dont tous les thèmes futurs s’organisent. La puissance de la musique (Tannhäuser et Die Meistersinger von Nürnberg), le secret entre époux (Lohengrin), la séduction illusoire (Parsifal), l’héroïne endormie jusqu’à l’éveil amoureux (le Ring) : un véritable catalogue. Et la musique – celle du deuxième acte notamment – est un torrent d’idées qui peut aussi bien venir de Mozart qu’annoncer Wagner. Je ne compte pas en rester là avec cette œuvre-clef.

Comment expliquer que cet opéra n’ait pas été donné régulièrement dans une version scénique ?

Je vois au moins une raison, qui n’est sans doute pas la seule : il est horriblement difficile. Techniquement, le jeune Wagner ne sait pas encore faire coïncider ses rêves de créateur et la réalité des interprètes. À chaque mesure, chanteurs, instrumentistes et metteur en scène rencontrent un obstacle. Mais la récompense est au coin de la rue. Nous voici embarqués dans d’immémoriales légendes, de vastes récits. Impossible de s’installer. Tout file et les enchaînements tiennent parfois du coq-à-l’âne. L’autre difficulté est donc de conquérir l’unité sans sacrifier le foisonnement.

De quelle manière le chef peut-il rendre perceptibles la cohérence musicale et la progression dramaturgique de cet opéra que vous définissez comme une mosaïque ?

Sur le plan dramaturgique, la cohérence est celle, spécifique, du conte de fées. Le livret s’inspire de La femme serpent de Carlo Gozzi, qui est aussi l’auteur de Turandot, plus tard adapté par Puccini, et de L’Amour des trois oranges mis en musique par Prokofiev. On retrouve certains traits propres à Turandot dans le personnage d’Ada, une fée glaciale dont l’humanité ne sera révélée qu’à la suite de cruelles épreuves. Pour le chef, l’aspect le plus périlleux est l’accompagnement de récitatifs encore maladroits dans leur orchestration, plus rigides que chez Gluck et pas encore vécus comme dans Tristan. Observer strictement les barres de mesure en les faisant oublier, dans Die Feen cela n’a rien d’enfantin ! Il faut aussi caractériser sans tomber dans le patchwork. Au premier acte, on est subitement jeté dans un grand final qui vient de Beethoven où chacun doit déployer une énergie colossale pour échapper à l’impression de brouhaha immobile. Au deuxième, Beethoven cède la place à quelque épigone de Bellini dont le bel canto aurait déjà un petit côté Meistersinger. Il faut faire attention à ce que l’air de Lora ne pèse pas une tonne. Le duo bouffe qui suit me faisait peur. Je pensais que les gens allaient se moquer : qu’est-ce que ce numéro qui commence comme Papageno et Papagena dans La flûte enchantée pour finir en galop de La Belle Hélène ? De là nous plongeons dans la grande fête tragique où Ada prédit son destin comme un présage de Tristan und Isolde. Ces enchaînements, ces changements de style, de pensée, de technique de jeu, relèvent de la course d’obstacles. C’est peut-être aussi cet aspect qui décourage les directeurs de théâtre. Si Wagner l’avait vu sur scène, peut-être l’aurait-il raccourci, simplifié, modifié ; on ne le saura jamais. En tout cas, Die Feen fut une expérience passionnante.

Vous a-t-elle amené à réfléchir sur la récupération idéologique de Wagner par le nazisme ?

Marc Minkowski par Philippe Gontier
© philippe gontier | naïve

Pas seulement Wagner, mais aussi Bruckner et toute la culture que l’on peut qualifier de germanique. Les Israéliens ne veulent pas entendre Wagner qu’ils associent à la shoah. C’est terrible, mais les écrits antisémites de Wagner ne facilitent pas le débat. La musique est-elle à ce point politique ? Dans Die Meistersinger, sûrement, dans le Ring aussi, quoique d’une manière fort différente. Mais rien à voir cas avec le IIIe Reich ! Rappelons que si le jeune Hitler a eu la révélation en écoutant Rienzi, son œuvre préférée dans les années 1940 était La Veuve joyeuse. Lehár, Bach, Mozart et, surtout, Beethoven peuvent également être tenus pour compositeurs officiels de son régime. Cela n’a aucun sens. Wagner travailla jusqu’à sa mort avec des musiciens, des chanteurs et des chefs juifs. Mais Les Fées réveille cette triste mémoire d’une façon inattendue. Le manuscrit en avait été offert par Wagner à son protecteur, Louis II de Bavière. Après on ne sait quelle péripétie, Hitler le conservait dans son bunker. À partir de là, on ignore ce qui est advenu de l’autographe. On a dit qu’il avait brûlé en 1945, sans que rien ne confirme cette hypothèse. Appel aux musicologues et à la population : cherche manuscrit des Fées désespérément. Il m’est pénible de penser que les dernières mains à avoir feuilleté cette féerie sont celles du plus grand criminel de tous les temps.

Vous dirigez Idomeneo au Festival d’Aix-en-Provence. Ce n’est pas la première fois que vous l’abordez : je me souviens de la production mise en scène par Jean-Pierre Miquel, en 1996…

En effet, il s’agit de mon quatrième Idoménée. Le premier remonte à 1995 au Teatro Sao Carlos de Lisbonne. Il y eut ensuite la reprise du spectacle créé par Myung-Whun Chung à la Bastille, puis celui d’Anvers et Gand qui date de l’époque où j’étais directeur musical de l’Opéra des Flandres – l’Idoménée de toutes les révélations puisque le metteur en scène, David Mac Vicar, était encore un jeune inconnu, que Magdalena Kožena chantait son premier Idamante et Richard Croft son premier Idoménée.

Quelles sont les singularités de cette production ?

J’ai accepté quelques changements significatifs, notamment pour le personnage d’Idamante, un castrat lors de la création à Munich, adapté pour ténor en prévision d’une reprise en concert à Vienne. Olivier Py tenait à ce que le rôle soit chanté par un ténor. Pavarotti l’a tenu à ses débuts, avant de devenir Idoménée à Salzbourg. Selon Olivier, la relation père-fils est un affrontement d’ordre quasi fraternel. Elle oppose deux conceptions du monde plutôt que deux âges. Entre Richard Croft et Yann Beuron, le rapport est troublant. Ils ont des emplois différents mais des caractéristiques vocales assez voisines, avec un grave barytonal bien posé qui fait de l’un et l’autre deux Pelléas de premier ordre. J’aime le côté enfantin, chérubinesque, que confèrent au rôle les femmes avec lesquelles j’ai travaillé (le soprano Véronique Gens comme le mezzo Magdalena Kožena), mais la voix de ténor change la règle du jeu. Olivier Py est particulièrement sensible aux grandes tragédies et aussi très politique. Il met l’accent sur cet aspect de l’œuvre. La présence de Mireille Delunsch en Electre est touchante ; ce personnage tragique lui va comme un gant. Je n’ai jamais fait Idoménée avec elle, alors qu’elle a participé à tous mes Gluck, Iphigénie, Orphée et Armide. Elle connaissait le rôle et le metteur en scène : tout sembla naturel. Sophie Karthaüser est une Ilia idéale de finesse et de nostalgie, Richard Croft, je pense, le meilleur Idoménée actuel. Les autres rôles furent choisis avec beaucoup de soin.

La lecture de la partition par votre orchestre, Les Musiciens du Louvre-Grenoble, a-t-elle évolué depuis votre premier Idoménée ?

L’orchestre s’est beaucoup transformé depuis, grâce au travail mené sur des œuvres comme Les noces, Mithridate ou l’intégrale des Symphonies londoniennes de Haydn que nous venons d’enregistrer. Le premier violon Thibault Noally, qui joue magnifiquement le concerto qu’est, en fait, l’air d’Idamante écrit pour Vienne, apporta également beaucoup à la cohésion de l’ensemble. Nous étions tous baigné dans le style classique en arrivant à Aix. Mais nous devons aussi affronter la fosse du Théâtre de l’Archevêché, une des acoustiques les plus rebelles que je connaisse parce que de plein air, cernée de pierre, sans la moindre caisse de résonance. Sans cesse il faut y fabriquer sa propre résonance, problème déjà rencontré au moment de Poppea, dans une moindre mesure puisque Monteverdi ne prévoit pas d’orchestre à proprement parler.

Votre prochaine échéance est la Mireille de Garnier, en septembre. Est-ce un enjeu important ?

C’est un immense bonheur de travailler sur cet ouvrage, le premier de Gounod que je dirige dans son intégralité. Il y a quelques années, avec Magdalena Kožena, nous avions pris un plaisir incroyable à enregistrer quelques pages de Sapho, Cinq-Mars et Roméo. Gounod est l’un des géants du romantisme français et, après Boieldieu, Auber, Meyerbeer, Berlioz, Offenbach ou Bizet, Mireille me semble une étape naturelle dans le voyage que j’ai entrepris (depuis Lully) à travers l’opéra français. Il est évident que Mireille est un chef-d’œuvre de ce qu’on pourrait appeler la poésie du sol, un chant de la terre, si vous préférez, qui tire son originalité du fait que les choses qui font mal sont les plus jolies. La douleur du plein soleil, comme l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer où l’action prend fin, noire quand le ciel est bleu. Et le roman de Mistral est un monument de la littérature française – cet art de dire si simplement des choses tellement dures…

En quoi cet opéra constitue-t-il un apport au répertoire lyrique français ?

Gounod est un mélodiste né dont l’écriture subtile épouse la prosodie de notre langue. Il est aussi un savant orchestrateur. L’ouvrage commence sur un ton léger, d’une naïveté toute provençale. Comme Bizet parvenait dans Carmen à mêler couleur locale et sentiment individuel, Gounod ne sacrifie rien de son langage lyrique en le revêtant de couleurs provençales. Sa musique est d’une grande fraîcheur, d’une variété incessante. L’histoire, qui pourrait être assez banale, prend une dimension épique avec ses grandes scènes de mélodrame, son évocation du désert brûlant, ses magiciennes, sa rage, son nocturne. Rien qui soit inférieur à Faust ou à Roméo. Jusqu’à cette scène finale presque mystique dans l’église des Saintes Maries, comme un requiem amoureux et profane. Ce registre sacré, quasi oratorien, n’est pas si rare : on en trouve des exemples dans La favorite de Donizetti, Don Carlos de Verdi, et naturellement chez Wagner. Mais il prend un sens tout à fait original dans cette Camargue rêvée.

Le rôle-titre sera interprété par Inva Mula. Que diriez-vous de la vocalité du personnage ?

Mireille est un rôle dramatique à l’origine de nombreux malentendus. Gounod lui-même, quand l’œuvre, quelques mois après sa création au Théâtre Lyrique, entrait à l’Opéra Comique, s’est battu avec le directeur qui a imposé son épouse, laquelle avait une voix de rossignol dont le compositeur ne voulait pas qui le contraignit à abandonner un tableau important. Il souhaitait une héroïne, une vraie, juvénile mais tragique. C’est ce qui attira Mirella Freni quand la partition originale fut enfin reconstituée au XXe siècle, et c’est ce que promet Inva Mula, qui est une Traviata et une Marguerite plutôt qu’une poupée d’Hoffmann. Quel rôle écrasant – et bouleversant !