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Marko Letonja
rencontre avec le directeur musical de l’OPS
Parallèlement au Tasmanian Symphony Orchestra (Orchestre Symphonique de Tasmanie), Marko Letonja dirige depuis l’automne 2012 l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg où il succédait à Marc Albrecht. Depuis une mémorable Résurrection de Gustav Mahler [lire notre chronique du 5 avril 2014], il nous tardait de rencontrer le chef slovène. Ce fut chose faite, au lendemain d’une fort belle interprétation du Château de Barbe-Bleue de Bartók. Fervent défenseur de la musique de notre temps, comme le démontrent régulièrement ses choix de programmation, mais encore découvreur passionné d’un répertoire toujours plus large, dans le domaine symphonique comme à l’opéra, Marko Letonja nous fait part de ses enthousiasmes comme de ses doutes, sans langue de bois, avec une générosité simple et précieuse comme il n’en est guère.
Les mélomanes français vous entendirent à l’opéra dans des ouvrages qu'on pourrait dire à « large fosse », comme Götterdämmerung (Wagner) ou, plus récemment, Der ferne Klang du trop rare Franz Schreker. Quand avez-vous commencé à diriger le répertoire lyrique ?
J’ai débuté assez tard à l’opéra. J’ai d’abord beaucoup joué la musique contemporaine et les grandes œuvres symphoniques. Puis j’eus une expérience de plusieurs années en tant que chef de ballet, une expérience vraiment utile pour le jeune chef que j’étais alors, qui me permit d’aborder l’impérative flexibilité du tempo en fonction des nécessités de la chorégraphie. L’opéra est venu bien après. Contrairement à beaucoup de chefs qui ont d’abord été répétiteur ou chef de chant, etc., je ne suis pas né dans ce monde – en tant que pianiste j’ai accompagné des chanteurs, bien sûr, mais l’opéra n’était pas ma tasse de thé. Il n’y a qu’une quinzaine d’années que j’ai commencé à m’y produire. Contrairement au domaine symphonique où toujours je suis maître des choix de répertoire, avec l’opéra l’on est plus ou moins dépendant des projets des maisons. Quelques occasions se sont présentées, que j’ai acceptées ou non selon ce que je pensais pouvoir faire. J’ai commencé dans les théâtres de province, avec mes premiers Otello, par exemple, et d’autres ouvrages bien connus. Puis j’ai eu la chance de pouvoir jouer des œuvres de Janáček – voilà un compositeur simplement extraordinaire, oui ! On ne se refait pas : à l’opéra, c’est aussi le XXe siècle qui m’attire, pas le XXe siècle de Puccini mais plutôt celui de Chostakovitch et de Bartók.
Se retrouver en fosse, à partager avec toute une équipe de production, après avoir passé une douzaine d’années à la tête de la Slovenska filharmonija (Orchestre philharmonique de Slovénie), puis du Sinfonieorchester Basel (Orchestre symphonique de Bâle), dut être un changement ?
La principale surprise du monde lyrique vient pour moi de la collaboration avec un metteur en scène dont soudain l’option a le pouvoir de complètement modifier mon approche d’une œuvre. Par exemple, je vais faire Medea de Cherubini au Grand Théâtre de Genève dans quelques mois : Christoph Loy fera la mise en scène, ce qui m’intéresse particulièrement – j’ai déjà joué cette pièce qu’on donne assez rarement, finalement, et qui est bien plus exigeante qu’on le croit. J’ai commencé à diriger Wagner avec Tannhäuser, puis il y eut Tristan und Isolde, enfin Der Ring des Nibelungen. Ces derniers temps, il y eut Věc Makropulos de Janáček à Strasbourg, il y aura ensuite Cherubini en Suisse puis, en fin de saison, La dame de pique de Tchaïkovski, que j’ai déjà dirigée à Vienne. Comme vous voyez, il n’y a pas vraiment de fil rouge. Dans la fosse strasbourgeoise (Opéra national du Rhin), j’ai fait Die Walküre au printemps 2008, puis j’ai enchaîné avec la Götterdämmerung, Der Rosenkavalier (Strauss), enfin Der ferne Klang de Franz Schreker – un compositeur passionnant qu’il faut vraiment redécouvrir, contemporain de Schönberg mais pas du tout dans la même mouvance, plus proche de Korngold et de Zemlinsky [lire notre critique CD]. Sans oublier De la maison des morts (Janáček) [lire notre chronique du 27 septembre 2013] ! Ici, je n’ai pas dirigé le répertoire « facile », car toujours Marc Clémeur fit appel à moi pour des ouvrages requérant un orchestre pléthorique dans cette fosse si restreinte.
À l’inverse de votre prédécesseur Marc Albrecht, qui avait d’abord souhaité se concentrer sur l’activité symphonique de l’OPS, sans diriger à l’opéra dont il estimait la fosse trop petite – sauf pour Fidelio qu’il y a joué à la fin de son mandat – vous, vous ne refusez pas : il y a un idéal, mais aussi les contingences techniques et vous « faites avec »…
En effet, je ne prétends jamais que ce soit impossible, mais il faut beaucoup adapter pour réaliser une balance correcte avec le plateau, et quand il s’agit de Wagner réduire les huit contrebasses à quatre, etc. ; c’est un énorme travail, qui a demandé des heures et des heures. Nous avons joué Walküre et Götterdämmerung en sous-effectif, bien sûr ! On peut toujours trouver des solutions, sinon on ne ferait plus de musique. Car en musique on peut faire des miracles : des compositeurs de génie l’ont prouvé clairement, non ? Je crois qu’avec l’enthousiasme, l’énergie, la volonté et aussi un peu d’astuce et beaucoup de chance, on y arrive.
Puisque vous parlez « compositeurs de génie », vers qui va votre goût personnel, et vers quelle période de l’histoire de la musique ?
Toujours je suis curieux de découvrir toute la musique possible. Celle d’Olivier Messiaen me fascine. Je l’ai beaucoup jouée, mais jamais en France. J’ai tenu à mettre au programme de cette saison-ci Les offrandes oubliées, son tout premier opus pour orchestre (1930), et j’espère qu’un jour nous pourrons faire Éclairs sur l’au-delà, la plus développée des quatre dernières (1987/91). Pour le moment, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sera à La Meije pour le Festival Messiaen avec Et exspecto resurrectionem mortuorum – je m’en réjouis ! Béla Bartók est ma passion absolue, comme vous l’aurez sans doute compris au concert d’hier soir [lire notre chronique du 9 octobre 2014]. Voilà mon principal pôle d’intérêt, plus que tout. Ensuite György Ligeti puis György Kurtág. Mais Ligeti et Kurtág, voire Bartók, sont encore assez difficiles à défendre auprès du public. Un exemple : lorsque j’ai programmé dans la même soirée La valse de Ravel, la Symphonie n°7 de Chostakovitch avec Atmosphères de Ligeti au centre, les musiciens de l’orchestre étaient eux-mêmes surpris, même si j’ai expliqué pourquoi – 1918 : fin du règne de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie austro-hongroise avec la Grande Guerre (c’est La valse) ; 1942, nouvelle guerre mondiale (c’est l’Op.80 n°7 « Ленинград ») ; au milieu de ces deux grands désastres, Atmosphères (1961), comme un miroir idéal. Ce ne sont pas de confortables choix de menu, vous savez bien comme le prix de la radicalité peut être élevé… Avec mon assistant Antony Ernst, la tête pensante de la programmation, on s’efforce d’équilibrer la teneur de la saison.
D’où vous vient cette trinité hongroise ?
Quand j’étais encore chef assistant à la Philharmonie de Ljubljana, Kurt Sanderling est venu diriger le Concerto pour orchestre de Bartók. Imaginez-vous le jeune musicien que j’étais alors et qui, sans aucune expérience, s’est trouvé devoir préparer l’orchestre, assurer les deux premières répétitions en amont de l’arrivée de Sanderling ! Un véritable enfer, tant c’était difficile… Et puis la force de cette musique, à la fois ancrée dans le ferment folklorique et développée dans l’intelligence de sa structure, m’a prodigieusement porté. Les couleurs incroyables de l’harmonie de Bartók m’ont bientôt emporté. Depuis cette rencontre essentielle, mon amour pour cette musique ne se calme pas. Le Concerto m’a fait comprendre que je ne savais à peu près rien et que je devais m’investir à 300%, encore et toujours. Et Bartók n’a pas uniquement exploré la musique populaire de sa Hongrie natale, il est allé collecter en Roumanie, en Slovaquie, s’est imprégné des traditions folkloriques musicales de partout, depuis les pays slaves jusqu’à la Turquie et le Maghreb ! Voyez-vous, je suis né à Maribor, donc à une soixantaine de kilomètre de la frontière hongroise, et chez moi l’on connaît bien la musique hongroise.
Quant à Ligeti, son œuvre appartient à une esthétique complètement différente. C’est le compositeur qui a réussi à passer par toutes les écoles et les courants importants des années d’après-guerre, Darmstadt, Donaueschingen, Cologne, Freiburg, etc., tout en cultivant un style souverainement personnel. Le monde de Ligeti m’a fait découvrir de nouvelles possibilités sonores dans l’orchestre. C’est comme les premiers glissandos : ils nous viennent du Mandarin merveilleux de Bartók ! J’aimerais bien savoir comment le public de l’époque put bien recevoir une telle nouveauté. À sa manière Ligeti a poursuivi la création de sons nouveaux, sans recourir à l’électronique mais avec les moyens de l’orchestre classique. Pour cette même raison, j’aime beaucoup travailler la musique de Janáček qui, lui aussi, ouvrit des voies insolites – en son temps, on a dit qu’il était fou ou qu’il ne savait pas orchestrer, mais à la vérité, il essayait ce qui n’existait pas encore. Ces trois compositeurs ont ceci en commun d’avoir inventé de nouveaux sons qui fécondèrent les générations suivantes de créateurs. Ils ont donné beaucoup, contrairement à d’autres musiciens qui ont écrit des choses magnifiques mais fermées – c’est le cas des minimalistes, par exemple, qui atteignent cette perfection absolument séduisante du chemin fermé ; une seule route possible, puis le mur.
En arrivant à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, il y a deux ans, quel était votre état d’esprit ?
C’est en 2006 que je l’ai rencontré pour la première fois. Marc Albrecht m’avait invité à diriger la Symphonie n°1 de Chostakovitch. Et cela s'est bien passé, bien qu’il ne s’agisse guère d’une œuvre facile. L’engagement et la qualité des musiciens de l’OPS m’avaient alors surpris. À son départ en juin 2011, Marc a laissé son orchestre dans une excellente forme artistique. J’ai simplement conçu mon arrivée comme la continuation du chemin. Pendant plusieurs saisons il mit l’accent sur la Seconde École de Vienne, tout en jouant beaucoup Strauss, Brahms et Mahler, donc la création du début du XXe siècle et le répertoire postromantique allemand [lire notre chronique du 18 janvier 2008 et notre critique CD] : j’ai souhaité poursuivre cette voie en intégrant plus de musique d’aujourd’hui – bien que ce ne soit pas facile quand pour beaucoup de gens Pierrot lunaire (Schönberg), qui date de 1912, est encore perçu comme une œuvre contemporaine… alors quand je joue Ligeti, que je ne considère absolument pas comme un contemporain, imaginez la perception générale qui s’ensuit !
Vous le précisiez tout à l’heure : la musique du XXe siècle est votre berceau…
Oui, mais indépendamment de mon goût personnel ou de mon année de naissance, il est essentiel qu’un orchestre soit toujours en contact avec la musique de son temps. Il ne serait pas sain de limiter son activité à la seule interprétation d’œuvres du passé.
…et vous intervenez plus activement que votre prédécesseur dans le domaine contemporain, ce qui renoue avec une part non négligeable de la tradition de cet orchestre qui toujours fut lié à la création. En le portant vers l’aujourd’hui, vous rappelez donc à l’OPS et à son public qu’en fait il a toujours fait cela. Du coup, envisagez-vous à plus long terme, et si les moyens de l’institution le permettent, de mener une politique de commande à des compositeurs ?
Oui ! Pour le moment, on s’est limité à des co-commandes, car à l’heure actuelle une commande à 100% poserait des problèmes de budget. En revanche, on a décidé de nommer un compositeur en résidence. La première édition invitait Kaija Saariaho [lire nos chroniques du 24 septembre et du 11 octobre 2013, ainsi que du 20 juin 2014]. Cette saison-ci, nous avons Philippe Manoury et l’année prochaine, ce sera John Corigliano. Il est important d’alterner compositeur français et compositeur étranger, de même rayonnement international. Jouer de temps à autre une pièce d’aujourd’hui, ce n’est pas la même chose que de travailler régulièrement avec un compositeur, sur toute une saison.
Nos musiciens entrent plus profondément dans son esthétique et les questions interprétatives et techniques qu’elle pose. De fait, la résidence Saariaho fut ponctuée par l’enregistrement d’un disque [lire notre critique du CD]. Aujourd’hui, où le disque est en crise, est-ce promoteur d’un certain prestige que l’OPS grave une nouvelle version des symphonies de Beethoven ? Ce serait important pour moi, oui, en tant que chef dont on pourrait jauger l’approche de Beethoven, mais pas véritablement porteur pour l’orchestre. En revanche, s’agissant d’œuvres qui ont été tellement enregistrées (et par les plus grands), il est plus intéressant d’en diffuser notre interprétation via la diffusion en streaming. Un contrat a été conclu entre les musiciens et la ville afin de permettre des retransmissions sur le site Arte Web Live, ce qui augmente l’impact de l’OPS dans le paysage musical français mais aussi international. L’important, c’est l’orchestre – la mission du chef invité et celle du directeur musical sont très différentes : en tant que directeur musical, si à la fin de mon mandat je laisse un OPS meilleur que lorsque je suis arrivé, je serai content.
Est-ce la raison pour laquelle vous encouragez les concerts en petites formations, voire les interventions chambristes des musiciens ?
L’autre axe selon lequel j’ai voulu développer l’activité de l’OPS est effectivement la petite formation. Il est très important pour un orchestre d’un tel effectif de se reconstruire sans cesse sur les pièces de Mozart, Haydn, Schubert, Schumann, etc. Il est même primordial d’entretenir l’identité de l’orchestre à partir de la base, c’est-à-dire en jouant le Première École de Vienne, comme un orchestre de chambre. Par exemple, si vous ne jouez que la musique romantique durant des mois, il deviendra extrêmement difficile de soudain jouer la Jupiter de Mozart. Un autre de ces nouveaux chemins : inviter un soliste d’exception, d’ampleur internationale, pour qu’il intervienne en tant que tel aux côtés de l’OPS mais aussi s’intègre dans des programmes purement chambristes avec des groupes formés par nos musiciens. Vous savez, beaucoup de concours ont eu lieu, l’OPS a énormément recruté, de sorte qu’à l’heure actuelle de nouveaux instrumentistes lui apportent jeunesse et énergie, leur faculté à s’étonner, leur curiosité. Pendant près de dix ans il n’y a pas eu de super-soliste, ce qui est perturbant pour une phalange d’une telle ampleur. À ce poste l’on vient justement d’élire Charlotte Julliard (premier violon du Quatuor Zaïde). Il est clair que sa présence vient dynamiser positivement nos forces.
Longtemps l’OPS fut, à juste-titre, réputé pour la grande qualité de ses cuivres – le problème des orchestres français dont, en général, les cuivres ne sont pas « recommandables » – mais du coup, moins pour ses cordes. Nommer un violon super-soliste, est-ce tâcher de tirer l’ensemble des cordes vers le haut ?
C’est exactement l’idée. Depuis mon arrivée, je me suis employé à engager un super-soliste, car à mon avis il est essentiel d’avoir une tête qui décide tel coup d’archet, sinon il n’y a jamais de démarche commune dans le style ni de transmission possible de la tradition interprétative. Dans un second temps, il s’agit également de solutionner la difficulté acoustique de notre salle Erasme, au PMC. De fait, j’ai modifié le dispositif, favorisant désormais la formation allemande de l’orchestre. J’ai passé beaucoup de temps à écouter des concerts dans la salle. Il m’est vite apparu que l’acoustique n’était guère flatteuse pour les fréquences graves, qu’elle imposait des basses lourdes. Du coup, en plaçant les violoncelles au centre et les contrebasses à l’arrière fut atteint un équilibre plus avantageux, plus léger aussi. Il est essentiel de travailler beaucoup à la qualité des cordes. Vous savez, pour le répertoire classique, si l’on n’a pas de bonnes cordes on n’a tout simplement pas d’orchestre. La première saison n’a pas été de tout repos. Par exemple, pour pallier cette acoustique il fallut que les seconds violons jouent aussi loin avec l’archet que les premiers. Eh bien, je n’ai jamais été confronté à un refus de la part des musiciens ; ils ont affirmé que c’était difficile mais qu’ils allaient essayer, et pendant presque trois mois ils ont énormément évolué dans cette progression. Ensuite, tout allait vraiment beaucoup mieux.
Vous évoquiez Luigi Cherubini, que les Français disent compositeur français et que les Italiens disent italien… La musique romantique française vous intéresse-t-elle ?
Oui, bien sûr ! Mais pour les chefs qui ne sont pas français, c’est une sorte de feu rouge, vous savez. Diriger en France de la musique française en étant étranger, c’est comme aller à Vienne pour interpréter Mozart : il faut vraiment beaucoup réfléchir avant d’en arriver là ! Ayant surtout des affinités avec le XXe siècle, j’ai commencé la musique française avec Debussy et Ravel, plutôt que par les romantiques. Juste après mes études à Vienne, mon premier concert au pupitre de l’Orchestre Philharmonique de Slovénie, vers 1989, comprenait la Symphonie en ré mineur de César Franck. J’adorais cette pièce, mais pour un jeune chef issu d’une autre tradition que la française et à la tête d’une formation qui elle non plus ne la possède pas, c’était un cauchemar, je vous assure ! On l’a donnée trois fois, et j’ai cru que jamais je n’arriverai au bout. J’ai d’ailleurs gardé un enregistrement de cette… exécution – oui, on peut vraiment utiliser ce mot, on a exécuté la malheureuse symphonie de Franck ! Quand je doute de moi, je l’écoute : alors je crois que j’ai fait des progrès depuis (rires). Je dois vous dire que je ne veux pas toucher à certaines œuvres, pour diverses raisons : la Sixième de Beethoven, Wozzeck (Berg), qui sont des symboles de perfections à tenir dans un très haut respect ; un jour, peut-être…
En France l’on connaît peu les compositeurs slovènes d’aujourd’hui. Nourrissez-vous le projet de les faire découvrir en les jouant ici ?
C’est aussi une partie de ma mission, non ? Si je peux introduire un peu la musique slovène sur la scène internationale, je serai content. Mais il convient de le faire par petites touches, sans se montrer trop partisan, je crois. Lojze Lebič est notre grand compositeur vivant (né en 1934). Il a développé sa propre langue musicale, de sorte que si j’allume la radio slovène et qu’on y donne l’une de ses œuvres, je le reconnais immédiatement, même si je ne connais pas cet opus en particulier. Lebič est un compositeur majeur de mon pays. Bien sûr, ici l’on connaît mieux Vinko Globokar parce qu’il fut très présent sur la scène allemande, mais sa musique est désormais datée, elle est restée ancrée dans les années 70/80 – sans vouloir l’offenser. En revanche, Lojze Lebič ne s’est jamais déconcentré de son chemin. Comme Bartók, il s’est intéressé aux racines de notre culture slovène. Dès que je trouve moyen de le faire, je joue sa musique. Mais attention, je ne voudrais pas qu’on pense ou qu’on dise que la musique de Lebič est jouée uniquement parce que le chef est slovène, ce ne serait pas une bonne chose. J’ai interprété une dizaine de ses pièces, dont une en Australie. Dans les générations précédentes, il ne faut pas oublier non plus Marij Kogoj (1892-1956), un expressionniste qui fut élève de Schreker. Bien qu’inachevé, son opéra Les masques noirs (Črne maske, 1928) est maintenant donné à Ljubljana. Lorsque je dirigeais la Philharmonie Slovène en tournée, c’était un problème : pour un bis, par exemple, que pouvait-on bien faire découvrir de notre patrimoine musical ? Un orchestre hongrois dispose de ce qu’il faut, un français aussi, de même qu’un italien, mais un slovène n’a pas sous la main une pièce brève d’emblée reconnue comme possible « emblème national ». Peut-être pourrai-je proposer au festival Musica de faire ensemble quelque chose de Lojze Lebič.
« Un jour, peut-être… », dites-vous de certains chefs-d’œuvre auquel vous ne voulez pas toucher. En manière de conclusion, quasiment rythmique, si je vous proposais rapidement ceci ou cela ?
Allez, on joue, OK.
Boris Godounov ?
Oui.
Parsifal ?
Oh non ! C’est tout un monde à découvrir. Je ne peux pas prétendre jouer une telle œuvre aujourd’hui. Après avoir dirigé deux productions du Ring, j’ai encore beaucoup à apprendre sur le Ring. Parsifal, ce n’est pas possible. Ou alors en 2025, si vous voulez bien m’attendre, d’accord (rires) ?!
Pelléas et Mélisande ?
Pas plus. Je dois d’abord améliorer mon français, sinon je ne comprendrais pas la prosodie de Debussy. Pelléas est un monde fortement lié à la parole, et si je ne perçois pas toutes les finesses de la langue, je n’ai pas le droit de prétendre le jouer.
Die Soldaten ?
Je ne connais pas très bien cette pièce, je vous avoue. Bien sûr, elle m’intéresse beaucoup. Mais dans ce monde-là, je peux me trouver facilement – allez, je réponds oui.
Même si vous avez déjà dit non, permettez-moi d’insister : Wozzeck ?
Je le ferai quelques années après Parsifal, OK – rendez-vous en 2030 (rires) ?... Sérieusement, c’est étrange : quand on est jeune et qu’on vous confie la Quatrième de Schumann avec à peine deux semaines de travail, on fonce et on y arrive. Les années passent et vous jouez cette symphonie vingt fois, trente fois, puis arrive un moment où on vous la propose et où vous dites non, persuadé qu’il vous faudrait maintenant deux mois pour recommencer cette œuvre à zéro afin de l’interpréter dignement. Auparavant, je pensais qu’avec l’expérience ma préparation d’une œuvre serait toujours plus courte, mais c’est exactement le contraire : j’ai besoin de plus de temps. Wozzeck est un idéal que je ne veux pas toucher pour l’instant. Concluons sur une conversation que j’ai eue avec Carlos Kleiber après un des derniers concerts qu’il dirigeait à Ljubljana. Il avait donné la Quatrième de Brahms avec l’Orchestre Philharmonique de Slovénie. En tant que directeur artistique de cet orchestre, je lui ai proposé de revenir. Il était d’accord. Mais pour jouer quoi ?...
« Moi : Voulez-vous rester avec Brahms ?
CK : Oui, pourquoi pas…
– La Première ?
– Oui, je l’ai faite, mais il y a si longtemps, alors, je ne sais pas…non, je ne crois pas. Non.
– Alors la Deuxième ?
– Oh, j’ai fait ça en 1983 avec le Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks. C’est une vieille histoire, maintenant je n’ai plus envie.
– Donc la Troisième ?
– Ah ? Connaissez-vous la Troisième symphonie de Brahms ?
– Euh… oui…
– Et vous pensez qu’on peut jouer la Troisième symphonie de Brahms ?
– Euh… pourquoi pas ? Oui ! »
Je parlais avec Dieu, n’est-ce pas ?... Et soudain, il a explosé dans une fureur terrible :
« Mais vous êtes complètement fou ! La Troisième de Brahms est la plus exquise symphonie qui soit et la plus difficile au monde, on ne peut pas l’interpréter !!! ». Il a quitté la loge comme un forcené et je suis resté comme un idiot.