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Chroniques
Maurice Emmanuel
sonatines pour piano
Il est bien des compositeurs oubliés du paysage français de l’aube du XXe siècle. Joue-t-on Ropartz, Koechlin, Lekeu, Durosoir, Le Flem ou Goué, par exemple ? Né en Champagne en 1862, le Baralbin Maurice Emmanuel fait assurément partie de ceux sur lesquels portent une ombre injustement silencieuse les chefs-d’œuvre de Debussy et Ravel, mais encore de Chausson, Dukas ou Chabrier. Plus connu pour ses travaux musicologiques que pour ses compositions, fruits d’un esprit tout à la fois exigeant et fantaisiste, Emmanuel lie la fraîcheur d’inflexion à une inspiration érudite, via une grande discrétion de ton. Entre 1893 et 1925, il a conçu six sonatines pour piano qu’on découvre avantageusement sous les doigts de Laurent Wagschal.
La personnalité riche et curieuse du compositeur traverse ces opus précieux (dans l’acception la plus positive du terme). Novateur, Emmanuel le fut, n’en doutons pas, ce qui n’induisit pas chez lui de tourner brutalement le dos au passé mais plutôt d’inscrire la contemporanéité de sa pensée musicale dans le regard porté sur les anciens. Ainsi croise-t-on une facture quasiment « baroque » dans la Sonatine Op.22 n°5 « alla francese » de 1925, suite de danse « grand style » – où rencontrer peut-être l’Hommage à Rameau (Debussy, 1905) et Le tombeau de Couperin (Ravel, 1917) – à l’Ouverture néanmoins inattendue et tendre, comme en creux, dans son premier thème. Cette amabilité ne se départira pas des cinq mouvements suivants : gracieuse et sereine Courante, délicate Sarabande à la ligne-claire, infiniment méditative, Gavotte joueuse à souhait, dans une harmonie facétieuse, transparence saisissante de la Pavane avec sa Gaillarde facile, enfin bondissement séduisant de la Gigue, primesautière.
Aussi verra-t-on une parenté entre cette Cinquième et la Sonatine Op.4 n°1 qui ouvre la série – on ne parlera pas d’œuvre de jeunesse, Emmanuel en ayant détruit près de quarante afin de ne pas laisser trace de premiers essais dont il n’estimait pas qu’ils en valussent la peine. Cette Bourguignonne puise au terroir populaire, paysan, dans un souvenir Renaissance mâtiné d’élans campanaires (carillons de St-Bénigne de Dijon et Notre-Dame de Beaune). Timpani publie cet enregistrement avec une notice avisée d’Harry Halbreich, mais surtout avec un reportage d’Anne Bramard-Blagny et Julia Blagny qui éclaire l’auditeur sur différentes sources [lire notre critique du DVD, également disponible en édition séparée ABB]. Un trait commun aux six sonatines est à l’œuvre dans cette Première : la fluidité d’énoncé, la richesse harmonique et l’invention rythmique, dès l’Allegro con spirito. À un Branle plus « folkloriste », par-delà ses variations savantes, succède la nostalgie nue de l’Andante simplice dans une demi-teinte subtilement feutrée. Par contraste, la Ronde à la manière morvandelle vient cordialement conclure cette page.
Quatre ans plus tard, Emmanuel explore une nouvelle fois cette dynamique particulière qu’il façonne dans l’intégration de l’hier à l’aujourd’hui. La Sonatine Op.5 n°2 « pastorale » se réfère à Szene am Bach, l’Andante de la Symphonie en fa majeur Op.68 n°6 de Beethoven, mouvement auquel elle emprunte les chants d’oiseaux – dans ces évocations, peut-être pourrait-on voir aussi les caractères brossés par les Livres clavecinistiques de Couperin… La caille évolue dans une lumière ouvragée qui démultiplie les arpèges à la manière de Debussy. Un rien timide Le rossignol égrène ses dépendances dans l’étendue du clavier – et l’on admire la précision du pianiste à en maintenir la couleur et la dynamique. Enfin, Le coucou laisse plus franchement percevoir le modèle beethovénien qu’il triture bientôt dans une déroutante loquacité, d’un extrême raffinement.
De 1897 à 1920, Maurice Emmanuel semble oublier son piano – il le convoque toutefois dans son cursus chambriste : Sonate pour violon et piano Op.6 (1902), Suite pour violon et piano sur des airs populaires grecs Op.10 (1907) et Sonate pour clarinette, flûte et piano Op.11 (1907). Après quelques pages vocales, un quatuor et une symphonie, c’est dans l’entre-deux de ses tragédies lyriques – Prométhée qui l’occupe de 1916 à 1918, puis Salamine commencée en 1921, toutes deux d’après Eschyle – que se situe l’écriture des deux prochaines sonatines, comme un « retour au pays », pour ainsi dire. À l’orée de la soixantaine, il en couche deux autres sur le papier, nourries d’une expérience affermie et d’un style plus assumé que jamais.
La Sonatine Op.19 n°3 inscrit sa complexité nouvelle dans une structure classique. Une passionnante richesse d’événements caractérise le Moderato initial, dans un fascinant miroitement véloce dont se joue aisément Laurent Wagschal. Le ton faussement anodin de l’Andante tranquillo laisse une inquiétude diaphane, avec son motif un rien dramatique. L’œuvre se conclut dans l’éclatant galop obstiné du Vivace, cousin de Gaspard de la nuit (Ravel, 1908). Au virtuose et compositeur toscan Ferruccio Busoni, qui livrait aux pianistes en 1915 un extraordinaire Indianisches Tagebuch (premier recueil), Emmanuel dédie en 1920 sa Sonatine Op.20 n°4 « sur des modes hindous ». Le geste de l’Allegro est opulent et brumeux, voilant d’une aura pédalisée une palette infiniment foisonnante. Le nuancier est remarquablement contenu, excepté pour le trait conclusif, brillant. Dans une inflexion invocatrice, l’Adagio s’érige, sévère, jusqu’à une sorte de vrombissement ornemental, redoutable pour l’interprète. Celui-ci se distingue par une sorte de discrétion prégnante plutôt qu’une esbroufe « grand genre ». En hoquet rythmique, un Allegro deciso achève sans blabla le parcours, dru.
En 1925, Maurice Emmanuel a fini Salamine (qu’il révisera à partir de 1927) et rédige Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, le premier essai sur le sujet (édité l’année suivante). C’est le temps de sa très brève Sonatine Op.23 n°6 dont la liberté laisse pantois. La chanson de rythmes du Scherzando surprend, quand l’insolente interrogation de l’Adagio, avec son énigme prise dans le gel, n’est pas loin de Satie, disparu cette année-là. Indéniablement, la fête finale a « du chien », avec ce Presto con fuoco proprement infernal !
BB