Chroniques

par jorge pacheco

Maurice Ohana
Études d’interprétation (Cahiers I – II)

1 CD La Mà de Guido (2010)
LMG 4009
Maurice Ohana | Études d’interprétation

Le label catalan La Mà de Guido, qui se dévoue depuis plus de trente ans à la publication de compositeurs espagnols injustement méconnus, s'attaque cette fois-ci à un créateur de l'autre côté des Pyrénées, le Français Maurice Ohana (1913-1992), aujourd'hui aussi victime de l'indifférence généralisée des programmateurs des nombreuses salles de concert spécialisées en musique récente.

Par chance, ce qui rapproche Ohana de l'Espagne, et donc des registres de la compagnie catalane, est le grand intérêt qu'il porta toujours, comme beaucoup de ses compatriotes, à la musique de tradition orale de la péninsule ibérique – notamment au chant jondó dans lequel il voyait une forme musicale riche d'expression, sujet qui le tint toujours à cœur et qui lui valut (bien sûr !) le mépris de ceux qui, à l'époque, considéraient la mélodie comme un anachronisme. Cette position se révéla d'ailleurs par la suite être la « bonne » du point de vue de l'histoire « officielle » qui retient le troisième quart du vingtième siècle comme celui de l'anti-expression, celui du sérialisme de Boulez et Stockhausen [lire notre critique du CD d’œuvres vocales enregistrées par Musicatreize].

C'est donc au label en question et à la pianiste chilienne Maria Paz Santibañez que revient le mérite de cette belle publication des Études d'Interprétation,recueil de pièces pour piano qui se situent dans le sillage de celles de Claude Debussy, figure de référence pour Ohana – pensons au Tombeau de Debussy, autre pièce tombée dans l'oubli –, et d'autres compositeurs comme Chopin, Liszt, Bartók et plus récemment Ligeti.

Concrétiser les « virtualités » que Debussy laissa envisager dans son œuvre sans parvenir à les concrétiser est, selon Ohana lui-même, le point de départ de nombre de ses pièces. Les Études, et notamment celles qui explorent les possibilités sonores d'un seul intervalle, à l'instar de Debussy, se trouvent sans doute entre celles-ci. C'est ainsi que Ohana se propose de compléter la série inachevée par son illustre prédécesseur en composant les études « manquantes » sur les intervalles que ce dernier n'aborda pas : quintes, septièmes, secondes et neuvièmes. De ces pages, retenons les sonorités mystérieuses et évocatrices d'un passé archaïque (qui n'est pas sans rappeler le prélude La cathédrale engloutie) de l'Étude pour les quintes et le martèlement presque rituel de celle pour les septièmes, toutes deux rendues avec feu par María Paz Santibañez.

La série est complétée par des pièces dont les titres induisent plutôt une problématique compositionnelle, inspirées certainement de l'Étude pour les sonorités opposées (nouvel exemple debussyste). Retenons-en surtout l'Étude pour les agrégats sonores, belle suspension d'harmonies contrastantes, et celle pour la troisième pédale, délicate atmosphère de résonances qui semblent flotter étrangement, que par un jeu d'une patience admirable la pianiste nous fait entendre merveilleusement bien. Dans une catégorie à part – de par sa problématique plutôt liée à une considération technique et par sa généalogie que l'on pourrait rapprocher de l'autre grand compositeur français fasciné par l'Espagne, Maurice Ravel – se trouve l'Étude pour la main gauche dont la virtuosité dans le grave construit une trame violente et saccadée.

Malheureusement, la qualité de la prise de son est plutôt fragile et lointaine, ainsi que peu profonde dans le registre grave. Autrement dit, elle n'est pas spectaculaire, ce qui témoigne encore de l'effort à faire pour les petits labels afin de sauver de l'oubli les compositeurs auxquels le grand marché – si l'on ose cette vilaine expression, s'agissant ici de musique contemporaine –ne s'intéresse plus.

Malgré cela, cet enregistrement est sans doute un document précieux pour ceux qui, comme nous, ne croient pas que soit définitivement écrite l'histoire musicale du siècle dernier. Et en parlant d'Histoire, on se permettra, au risque de coller sur María Paz Santibañez une étiquette qu'elle n'a jamais cherché à mettre en avant, de rappeler que le Chili s’apprête à commémorer les quarante ans du 11 septembre 1973, date du coup d'État qui marqua le début d'une longue et cruelle dictature durant laquelle des milliers de personnes furent torturées et tuées, et dont notre brillante pianiste, brutalement agressée par un agent de police lors d'une manifestation à Santiago en 1987, est une survivante.

Samedi 28 septembre, au Goethe-Institut de Paris, nous aurons l'opportunité de fêter avec elle la victoire de la musique et de la vie sur la violence et la répression, lors d'un concert où différentes générations de compositeurs d'Amérique Latine seront à l'honneur.

JP