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Chroniques
Maurice Ravel
intégrale pour piano
« Dire avec la musique ce que vous dites avec des mots quand vous êtes devant un arbre, par exemple, confie Maurice Ravel à Jules Renard. Je pense et je sens en musique... » Instinctive et sentimentale (les Valses...), c'est ainsi que Maurice Ravel (1875-1937) définit sa musique, et le piano, tout autant que l'orchestre, lui servira à transmettre l'émotion plus qu'une jouissance intellectuelle. De sa première page conservée (La Sérénade grotesque, 1893) à la dernière achevée (Le Tombeau de Couperin, 1917), nous retrouvons ici les œuvres pianistiques les plus célèbres du compositeur, dans deux intégrales parues simultanément, auxquelles Alexandre Tharaud a choisi d'ajouter deux inédits – retrouvés à la Bibliothèque Nationale de France – qui lui parurent intéressant d'enregistrer : La Parade empreinte de références à Chabrier et Satie, et le bref Menuet en ut dièse, de même que Roger Muraro y livrait Ma Mère l'Oye (à quatre mains avec Hortense Cartier-Bresson) et La Valse dans une transcription de Ravel lui-même. Je vous propose de suivre pas à pas et dans l'ordre chronologique de composition le chemin tracé par le maître de Montfort, voyageant du clavier de Tharaud à celui de Muraro, sur deux articles qui se répondent et se complètent, dérogeant à notre présentation habituelle : de 1893 à 1905 tout d’abord, puis de 1908 à 1917.
Alexandre Tharaud a choisi de jouer un Steinway contemporain pour son timbre clair, ses aigus perlés et d'enregistrer en public au Temple Saint-Pierre – l'acoustique chaude du lieu donnant au piano un son années cinquante. Quant à lui, Roger Muraro enregistrait au Studio 103 de la Maison Ronde, sur un Fazioli somptueusement coloré, ce choix désignant à lui seul un désir de jeu plus orchestral.
1ère partie : de 1893 à 1905
Dans la Sérénade grotesque de 1893, Alexandre Tharaud fait montre d'une grande clarté, l'utilisation calculée de la pédale venant à peine souligner le debussysme du motif hispanisant. Les aigus y sont merveilleusement articulés, dans un caractère qui rappellera les caprices du clavecin, sans pour autant assécher la mélodie, servie avec une belle tendresse. Roger Muraro n'hésite pas à piquer encore plus, affirmant une lecture d'une déroutante nervosité, parfois sèche, et même dure. À l'inverse, il s'avère généreux coloriste, de sorte que l'espagnolade est sous ses doigts déjà typiquement ravélienne, et ne rappelle plus son aîné. Le pianisme en est tiré vers un Ravel plus tardif, ce qui est intéressant, mais on regrettera des contrastes peut-être trop appuyés et un rubato assez lourd.
Le même fait magnifiquement sonner le grand Fazioli, offrant un Menuet Antique (1895) flamboyant et capiteux. Avec une partie centrale nettement orchestrale, des aigus d'une délicieuse délicatesse, et un son en général moelleux, on participe à une jolie fête qui fait un peu tourner la tête, et l'on perdra facilement la cohérence du propos musical. Son confrère accuse dans la même pièce une sonorité indéniablement plus pauvre, il faut le reconnaître. Mais son travail d'articulation est beaucoup plus satisfaisant. Les nuances restent subtiles, dans une certaine souplesse, sans grand ambitus de contraste. L'esprit est clavier, c'est évident. Quant au trio central, il est bien plus intéressant : l'ornementation rappelle celle de Couperin, on n'y oublie jamais l'idée, tout cela dans une douceur incroyablement tenue.
Tharaud offre une Pavane pour une Infante défunte (1899) pudique, dans une sonorité extrêmement douce, toute en demi-teinte. Cela avance, mais sans courir. La mélodie y est délicatement révélée, comme un paysage triste par un matin de brume. L'ultime reprise du thème respecte le tempo de départ, relativement allant, d'ailleurs, dans une nuance à peine plus basse, sans ostentation. Le temps est plus mobile dans la version de Muraro, plus théâtrale, souvent affectée, pour ne pas dire pathétique. En revanche, son ornementation est plus précise, la couleur est réellement splendide, et la ligne de chant se détache comme un hautbois solo.
En 1901, Ravel signait ses Jeux d'eau. Muraro choisit de les donner dans un style plus gouttes que brume d'une fontaine, dans une couleur d'une richesse inégalée. Quelle palette ! Toutefois, si la souplesse de la sonorité parvenait à dompter celle de la métrique, personne ne s'en plaindrait ! Tharaud évoquera plus la rosée, la vapeur, tout en perlant sa mélodie. On comprend cependant mal comment il put se satisfaire d'aigus si disgracieux. Dans la Sonatine écrite dans les années suivantes, il s'engage dès le Modéré dans une énigmatique fluidité qui, pour discrète qu'elle demeure, ne manque pas de bondir, avec une expressivité toute en finesse. Sa lecture du Menuet est presque austère, tout en annonçant un climat de bal ou de valse spirituelle. Enfin, la sonorité se radicalise dans le Troisième mouvement au point de durcir et de claquer. Juste avant le retour du thème, on goûtera une articulation très égale qui nourrit un suspens savamment contenu. Roger Muraro sera plus direct, pour ainsi dire : son Premier mouvement est un brin détaché, presque égrené, avec un art de la nuance saisissant. Une fois de plus, on se perd dans des aléas de tempo improbables. La partie suivante prend véritablement des allures de menuet champêtre, avec une sorte de simplicité un brin virevoltante, dans une très belle clarté. Le chant est discret, là aussi, et la reprise sera précautionneusement dosée, avec un léger ralenti. C'est très réussi, alors que l'Animé qui clôt cette page est quasiment incohérent, dans un sucre sans autre saveur que l'indigestion.
Les cinq Miroirs de 1904-1905 présentent de grandes différences d'approche. Dans la version Muraro : Noctuelles est chaotique et maniéré. La technique est époustouflante, l'auditeur est sans cesse surpris, presque maltraité, toujours tenu en éveil ; mais qu'est-ce que ça raconte, au juste ? Les Oiseaux tristes sont ici très lents, évoquant la lassitude d'une fin d'après-midi d'été, peut-être. L'attention reprend, et s'étonne d'entendre une Barque sur l'océan fidèle comme une photographie numérique de très haute définition de la mer, mais sans grand angle et sans imagination. De là à trouver cela un peu touristique... C'est en tout cas toujours fascinant de couleurs et chatoiement, ce qui semblera la marque du pianiste, génialement orchestral dans l'Alborada del gracioso, avec des notes répétées stupéfiantes, où l'on perçoit directement la corde, comme celle d'une guitare. La proposition est enthousiasmante. Quel brio ! La vallée des cloches bénéficiera d'un luxe inutile, de l'ordre du jetage d'argent par les fenêtres, sans plus. Dans la version de Tharaud : la dynamique optée pour Noctuelles est tout à fait efficace. Le son y dessine ses dentelles, dans un jeu de patience tout de délicatesse, jusqu'à devenir une parfaite mécanique qui aurait même prévu la tendresse. N'y a-t-il pas là quelque chose des petits objets qu'on peut admirer dans le bureau du compositeur ? Les Oiseaux tristes le sont avec une grande pudeur, et pour exprimer leur désolation ne révèleront jamais leurs secrets. La Barque est charmante comme le scintillement d'une mer noir et blanc d'un film ancien : l'image s'y découpe comme un mirage avec une poésie qui stimule la rêverie. La sonorité choisie pour Alborada del gracioso rappelle judicieusement celle des fandangos de Soler et des sonates de Scarlatti ; du coup, la parenté paraît soudain évidente, alors que personne jusqu'alors ne nous l'avait ainsi soulignée. Les notes répétées ne jouissent pas de l'essence dont nous parlions plus haut, mais sont réalisées dans une régularité qui finit par rendre inquiet. Le danger sourd peu à peu, jusqu'au caractère fulgurant d'une fin sans blabla. La vallée des cloches est parfaitement hiératique, dans un calme aride comme une très grande fatigue qui porterait en elle sa propre guérison.
Avant de poursuivre cette écoute comparée sur une autre page [lire notre critique du CD], rappelons qu'Alexandre Tharaud propose deux inédits : le Menuet en ut dièse (1904) d'une tendre tristesse, qu'il joue dans le velours de graves fabuleusement caressants, et La Parade de 1896 où l'on est surpris d'entendre de la musique de manège, quelques valses spirituelles et d'autres plus vulgaires, mais aussi quelques traits tziganes, dans un climat général plutôt Caf'Conc' venu de Satie et allant vers Poulenc, sans omettre un Dodo l'Enfant Do... transformé en semi rhapsodie hongroise. Décoiffant !...
BB