Chroniques

par laurent bergnach

Maurice Ravel
intégrale pour piano solo

2 CD Et’cetera Records (2022)
KTC 1816
Keigo Mukawa joue l'intégrale des pièces pour piano solo de Maurice Ravel

En 2017, pas encore lauréat des Concours Long-Thibaud-Crespin (2ème prix, 2019) et Concours International Reine Élisabeth de Belgique (3ème prix, 2021), Keigo Mukawa était sélectionné par le programme Chanel Pygmalion Days pour une série de six récitals à Tokyo, au cours desquels il interpréta l’intégrale de l’œuvre pour piano solo de Maurice Ravel. Si ce dernier est désormais cité comme son compositeur préféré par l’élève de Frank Braley et de Théodore Paraskivesco (entre autres), c’est pour un art mêlant une étonnante variété – technique impressionniste, hommage à la musique ancienne, influence espagnole, etc. – à un haut degré de perfection. À ce propos, citons directement le créateur attaché à son établi de Montfort-L’Amaury : « Je me méfie de la facilité. Je mets une obstination un peu scientifique à construire avec solidité, à chercher le matériau le plus pur, à bien cimenter » (in Maurice Ravel, Correspondance 1895-1937, Éditions du Passeur, 2018).

La présente intégrale suivant l’ordre chronologique de composition, c’est tout naturellement qu’elle débute avec Menuet antique (1898) écrit à l’époque où Ravel déconcerte maîtres et élèves du conservatoire, véritable « orchidée dans leur champ de pâquerettes », pour reprendre l’image d’Hélène Jourdan-Morhange, violoniste et amie du musicien. Cette pièce dédiée à Ricardo Viñes, son premier interprète, Mukawa l’aborde avec allant et délicatesse. Il dessine un espace intime où règne la discrétion du rubato, et plus encore celle de la résonnance. Attentif à l’indication Assez doux, mais d'une sonorité large, le pianiste livre ensuite, avec une régularité sans raideur, cette Pavane pour une infante défunte (1902) que son auteur finit par dénigrer pour sa forme assez pauvre et une trop flagrante influence de Chabrier. Tout est évident, justifié, vivant dans la version donnée de Jeux d’eau (1902), avec cette touche tragique qui transcende le simple numéro virtuose.

C’est à l’âge de treize ans que Keigo Mukawa commence à travailler l’œuvre de Ravel, avec Sonatine (1906) qui lui laisse une impression pérenne de « sculpture de glace froide » (notice du CD). En accord avec le ressenti qu’il en a gardé (mécanique parfaite, sonorité ferme), l’interprète préfère la droiture à la boursouflure, ce qui perce notamment dans son Mouvement de Menuet aux allures de marche. Miroirs (1906) marque pour Ravel une évolution harmonique assez considérable, un recueil qu’il consentait qu’on qualifiât d’impressionniste même si pour lui le mot n’avait aucun sens précis en dehors de la peinture. Ici plus qu’ailleurs, le pianiste démontre des qualités intellectuelles égales à celles de sa technique. Sans crainte d’intriguer ou de désorienter l’oreille, par des silences notamment, il met en place une narration, une dramaturgie, plus qu’une simple toile paysagiste – Oiseaux tristes et Une barque sur l’océan, en particulier, offrent redécouverte et profonde émotion.

Le second CD laisse moins enthousiaste. Rien à redire sur les pièces isolées, qui possèdent la clarté, le moelleux ou la fantaisie attendus : Menuet sur le nom d’Haydn (1911), À la manière de Borodine et À la manière d’Emmanuel Chabrier (1913), auxquels s’ajoute un bref Prélude (1913), destiné à un concours de lecture à vue. En revanche, la déception gagne à divers degrés à l’écoute des trois derniers cycles. Dans Gaspard de la nuit (1909), l’artiste offre une Ondine rapide et délicate, un Gibet d’un suspense dépourvu d’emphase, mais son Scarbo manque de mordant, le propos semblant lui avoir échappé. Valses nobles et sentimentales (1911) déconcerte davantage, avec nombre de moments heurtés, laborieux, voire militaires, comme si l’interprète ne se laissait pas ravir lui-même par le mouvement tournoyant de la danse. Enfin, Keigo Mukawa est formidable dans les passages énergiques du Tombeau de Couperin (1919) où sa technique resplendit, mais moins lorsqu’il retient des notes percussives (Forlane) ou dramatise un épisode hiératique (Menuet).

LB