Chroniques

par laurent bergnach

Michaël Levinas
La métamorphose

1 CD æon (2012)
AECD 1220
Michaël Levinas | La métamorphose

Au terme des aventures d’un nez fugueur devenues célèbres, Nikolaï Gogol l’affirmait avec conviction : « ces histoires arrivent rarement, mais elles peuvent arriver », qui bouleversent du jour au lendemain la vie d’un personnage de papier. Grégor Samsa en sait quelque chose, lui qui, au sortir d’un rêve agité sous le toit familial, se découvre transformé en un monstrueux cancrelat… Par certains de ses amis écrivains à qui lecture en était faite (Hendrik Marsman, Simon Vestdijk), on sait combien Franz Kafka aimait rire de ses propres histoires d’aliénation et de persécution héritées de la littérature populaire yiddish – « mélange de cris, de pleurs, de violence », à l’instar de cette scène où Le Père flagelle sa géniture en se lamentant –, mais néanmoins teintées d’humour. Au claviériste et compositeur Jean-Luc Plouvier qui l’interroge sur ce dernier, Michaël Levinas répond :

« Ce n’est en tout cas pas le goût de la distanciation qui m’a amené vers La métamorphose. En revanche, j’ai été attiré par la quotidienneté, la trivialité extrême qui donne à cette nouvelle – qui n’est en aucune manière un texte fantastique ou pré-surréaliste – son caractère terrifiant, d’une terreur insondable. Pour dire vrai, je ne crois pas à ce rire de Kafka, je le ressens comme un masque et il ne me concerne pas. […] Le musical que j’entends, ce qui provoque chez moi les idées musicales, est finalement toujours lié à l’ordre de la plainte. Il faut qu’il y ait des larmes dans le son, qu’il soit habité d’un sanglot long ! Ainsi la plainte de Grégor, ni totalement humaine, ni parfaitement animale, divise et subdivise-t-elle sa voix, la multiplie. […] Il fallait représenter le cancrelat ; mais je considère que le flux musical est totalement capable de formaliser et transfigurer les dimensions visuelles et textuelles ».

C’est en homme attentif à « la dimension animale du monde instrumental » – comme pour La conférence des oiseaux [lire notre chronique du 1er avril 2006] – que le compositeur adapte Die Verwandlung (1915), avec l’aide d’Emmanuel Moses (écrivain) et de Benoît Meudic (informaticien à l’Ircam). Contacté dans un premier temps, Valère Novarina se retire du projet mais livre Je, tu, il, un prologue « sacré et poétique » qui permet d’installer la situation kafkaïenne – « en son temps viendra l’athanamorphose de la phorphoserie de Franz », dit une voix de femme attablée, dans la joyeuse hystérie d’un quatuor vocal solide (les mezzos Anne Mason et Julie Pasturaud, le soprano Magali Léger et le baryton André Heyboer). « J’ai traité ce texte, explique Levinas qui connait bien cette littérature [lire notre chronique du 7 septembre 2008], sur un mode tambourinant et crépitant, avec des synthèses croisées qui hybrident les voix et les percussions. »

Étirant le temps du réveil, les vingt premières minutes installent un climat cotonneux, avec des fluctuations vocales du héros (le contre-ténor Fabrice di Falco) qui disent toute la subjectivité de la situation : rien n’est encore définitif tant qu’un regard extérieur ne vient pas entériner l’animalité. C’est chose faite après le passage du Fondé de pouvoir (la basse Simon Bailey) qu’annoncent clairon de régiment, barrissements et rires gras. La Sœur apporte un peu de réconfort au sortir de cette agitation, trop vite bousculée par les litanies de La Mère (on ne supportera plus le prénom Grégor au sortir de l’écoute !), l’arrivée de La Femme de peine et celle des Trois Locataires. Le clinquant désordre d’une parade de cirque puis la « valse des quintes de toux » mènent finalement à la détestation du frère dénaturé.

Enregistré l’an passé lors des représentations lilloises de sa création [lire notre chronique du 7 mars 2011], La métamorphose permet de retrouver les excellents musiciens de l’ensemble Ictus, sous la direction de Georges-Elie Octors. Alors que la parution discographique des Nègres avait déçu, en 2008, par sa prise de son perfectible et l’absence de livret [lire notre critique du CD], ici le travail de captation dépasse le simple témoignage-souveniret les documents de la notice réjouissent le curieux (entretiens, etc.).

LB