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Chroniques
Michel Chion
La musique au cinéma
Compositeur de musique concrète – Requiem (1973), Crayonnés ferroviaires (1992), etc. –, Michel Chion (né en 1947) enseigne et analyse le cinéma, notamment à travers plusieurs essais sur le rapport son/image et des monographies sur les incontournables Kubrick, Lynch, Tati et Tarkovski. En 1995, il fait paraître La musique au cinéma, ouvrage dont voici la deuxième édition, revue et augmentée – le chapitre Au risque de se diluer ?, en particulier, dont la dizaine de pages couvre la période 1996-2018. Dans un début de siècle qui redécouvre le ciné-concert – peut-être pour justifier l’entretien d’un orchestre, pourtant moins coûteux qu’une équipe de footballeurs… –, réfléchir aux relations entre un art millénaire et un autre encore adolescent n’est pas inutile, surtout avec un guide aussi compétent que l’ancien assistant de Pierre Shaeffer.
Le cinéma naît officiellement en 1895. Dans la première des trois grandes parties de son ouvrage, Michel Chion rappelle les étapes d’un mariage plein de rebondissements avec la musique. Au temps du muet, cette dernière résonne d’abord sur les tournages (« cela dans le but d’aider à créer l’atmosphère, à inspirer le rythme d’une scène […] »), puis devant la salle de projection, afin de vendre une attraction réduite à des courts-métrages non narratifs (cartes postales, événements politiques ou sportifs). Quand elle entre dans la salle sous forme d’airs à la mode, plus ou moins arrangés – une simple baraque avec soliste, à l’origine, ou le café-concert qui intégrait déjà un orchestre à géométrie variable –, la musique rassemble l’attention d’un public bruyant, souligne les points forts de la prise de vue et, surtout, permet une temporalité de récit (« elle aide à la rupture avec le temps quotidien et à créer un temps de représentation »). Dans les années dix, la loi sur les droits d’auteur favorise le recours à des recueils de séquences toutes faites (cue sheets), à des opus classiques expressifs (Rossini, Suppé, etc.). C’est d’autant plus légitime que les cinéastes raffolent de séquences dansées ou chantées.
Fait alors son apparition la musique originale, qui valorise l’unicité de l’œuvre filmée, puis le cinéma avec vitesse stabilisée et son enregistré-amplifié-synchronisé, ouvrant la voie à un art qui, entre 1935 et 1975, « se linéarise, s’unifie, se tempère, sous la forme classique du cinéma centré sur la parole, et qui donnera ses plus grands chefs-d’œuvre ». Plusieurs genres (film épique, social, disco, etc.) et pays (États-Unis, France, Japon, principalement) sont ici évoqués, en plus de réalisateurs (Bergman, Chaplin, Demy, Fellini, Hitchcock, Leone, Truffaut, etc.) et de musiciens légendaires (Delerue, Herrmann, Morricone, Rosza, Rota, Williams, Yared, etc.).
La deuxième partie de l’ouvrage présente trois visages de la musique au cinéma : comme élément et comme moyen, comme monde, et finalement comme sujet, métaphore et modèle. Michel Chion redéfinit notamment ce qui s’avère musique d’écran, ou diégétique, dont la source apparaît au public (radio, juke-box, etc.) et musique de fosse, laquelle surgit de nulle part, imposante et propre, pour couvrir tout autre son que la voix humaine ; puis il s’attache à différentes fonctions qu’elle occupe, à travers des thèmes variés (continuum, circulation du leitmotiv, effet empathique, etc.). Le projecteur est mis également sur la figure de l’artiste à l’écran (pianiste romantique en tête) et sur les compositeurs de cinéma – dont certains sont venus malgré eux à ce genre particulier, sans même parler des génies du passé (Vivaldi, Bach, etc.).
Si cette partie regorge déjà, à titre d’exemple, de nombreux noms de films, la troisième et dernière s’arrête sur soixante d’entre eux, sortis entre 1927 (Sunrise) et 2017 (Félicité). Outre les biopics proposés par Eastwood (Bird, 1988) et Mangold (Walk the line, 2005), on y repère des récurrences, comme l’utilisation d’un instrument-vedette, chez Reed (The third man, 1949) et Iñárritu (Birdman, 2014) ; celle d’une bande-sonore générationnelle et populaire, pour Lucas (American Graffitti, 1973) et Zhang-Ke (Sānxiá hǎorén, 2006) ; ou encore la conservation des musiques temporaires ayant servi au montage, par Kubrick (2001 : A Space Odyssey, 1968) et Malick (Days of Heaven, 1978). On croise aussi des cas extrêmes comme une absence de musique de fosse, chez Renoir (La règle du jeu, 1939), voire d’images, chez Ruttman (Wochenende, 1930), qui rappellent combien le septième art sait surprendre quand il échappe aux esprits purement commerciaux. Une chronologie conclut cette succession de « portraits de films », qui jette un œil rapide, année après année, sur l’originalité de centaines d’œuvres.
LB