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Chroniques
Mieczysław Weinberg
Пассажирка | La passagère
« Après Auschwitz, écrire un poème est barbarie, et la connaissance exprimant pourquoi il est aujourd’hui devenu impossible d’écrire des poèmes en subit aussi la corrosion. » Surgie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la célèbre phrase de Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1963) provoqua des commentaires qui obligèrent le philosophe, musicologue et compositeur allemand à préciser sa pensée, au mitan des années soixante : « je suis prêt à concéder que, tout comme j’ai dit que, après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poèmes – formule par laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me semblait creuse –, on doit dire par ailleurs qu’il faut écrire des poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique,que, aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette conscience » (in Métaphysique – concept et problèmes, Payot, 2006).
En bientôt quatre-vingts ans, l’art en question a évoqué de nombreuses fois les camps de concentrations nazis (1933-1945) où furent détenus, le plus souvent jusqu’à leur mort, ceux dont la pensée, le mode de vie ou la tradition dérangeait le régime en place (opposants politiques, représentants religieux, homosexuels, Tsiganes, Juifs, etc.). Pudeur ou crudité, la distance adoptée pour évoquer des prisons devenues lieux d’extermination varie d’un créateur à l’autre, ce qui est notamment flagrant au cinéma : à l’heure où Jonathan Glazer (The Zone of Interest, 2023) filme le quotidien familial du commandant Rudolf Höß à la périphérie du plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, on se souvient que Steven Spielberg (Schindler's List, 1993) et Uwe Boll (Auschwitz, 2011) brisèrent le tabou lanzmannien de la chambre à gaz de façons radicalement différentes.
À son tour, l’opéra n’a pas manqué de rappeler qu’un théâtre est lieu de culture plutôt que de divertissement. Avant même Nicholas Maw adaptant la fiction de William Styron (1979) et Hèctor Parra celle de Jonathan Littell (2006) [lire nos chroniques de Sophie’s Choice (2002) et des Bienveillantes (2019)], le natif de Pologne Mieczysław Weinberg (1919-1996) s’était intéressé aux écrits d’une survivante, sa compatriote Zofia Posmysz-Piasecka (1923-2022), dont une pièce de théâtre radiophonique, Passagère de la Cabine 45 (1959), et sa prolongation romanesque, La passagère (1962). En 1967 et 1968, il tire du livret d’Alexandre Medvedev deux actes de huit scènes et un épilogue qui seront créés quarante ans plus tard, au Bregenzer Festspiele, en 2010 [lire notre critique du DVD]. C’est à nouveau en Autriche que nous emmène cette captation, réalisée en février 2021, à l’Opéra de Graz – sans sous-titrage français, malheureusement.
Avec la complicité d’Etienne Pluss (décors) et d’Irina Spreckelmeyer (costumes), Nadja Loschky accentue les réminiscences du récit en inventant, dans un espace aux multiples portes et fantômes, une Lisa vieillissante – incarnée par Isabella Albrecht – à l’affût de celle de 1960, celle-là même qui, sur un navire voguant vers le Brésil, avoue à son mari Walter un passé de gardienne au camp d’Auschwitz. Cette mise en abime ingénieuse renforce l’idée que Lisa n’est pas qu’une simple incarnation maléfique, à l’instar du nazi éructant et brutal devenu cliché : elle est aussi une femme gênée par le pouvoir superficiel qu’elle possède face à la force profonde de la Polonaise Marta, puis empêtrée dans ses tourments, sinon ses remords. Victime et complice d’une machine à broyer les êtres – dont le violoniste Tadeusz qui, par défi, joue Bach plutôt qu’une valse vulgaire –, Lisa demeure coupable d’avoir toléré l’intolérable, ad vitam aeternam *.
Les personnages principaux sont chantés par le mezzo-soprano Djamila Kaiser (Lisa) [lire nos chroniques d’Amleto et de Beatrice Cenci], le ténor Will Hartmann (Walter) [lire nos chroniques d’Arabella à Paris puis à Barcelone], le baryton Markus Butter, déjà Tadeusz à Dresde il y a sept ans [lire notre chronique du 30 juin 2017, puis celles de Rigoletto, Die Teufel von Loudun, Der Besuch der alten Dame et L’ange de feu], mais aussi par Nadja Stefanoff (Marta), notre préférée, au soprano facile, expressif et bien conduit, doublé d’un souffle long [lire nos chroniques d’Armide, L’Angelica et Die Walküre]. On apprécie aussi l’amplitude et l’impact de Sieglinde Feldhofer (Yvette), et l’émouvante chanson du passé, a cappella, portée par Tetiana Miyus (Katja). La douceur récurrente est d’ailleurs un atout de cette partition qui évoque souvent Chostakovitch et Britten, et que défend sans faillir Roland Kluttig [lire notre chronique de Salome], à la tête des Grazer Philharmoniker.
LB
* « Il ne s’agit pas d’oublier une époque comme on oublie un cauchemar ; car ce cauchemar, c’était eux ; s’ils veulent vivre, ils devraient s’oublier eux-mêmes » (Imre Kertész, Un autre – Chronique d’une métamorphose, Actes Sud, 1999).