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Chroniques
Mikhaïl Glinka
Жизнь за царя | La vie pour le tsar
Enregistré lors des représentations moscovites de 1947, la prise de son de l'Épilogue datant quant à elle de 1950, le fameux opéra de Mikhaïl Glinka, La Vie pour le Tsar, pouvait s'enorgueillir d'être alors servi par des interprètes hors pair. À commencer par Maxim Mikhaïlov dans le rôle-titre – on désigne l'ouvrage Ivan Soussanine, dans ces années là ; nous y reviendrons –, la basse adulée par Staline qui adorait l'opéra et n'a pas négligé de s'intéresser de près à ceux qui la font, comme en témoignent de longues années de propagande et de persécution. On tient généralement Glinka pour le créateur de l'opéra russe, lui qui apprit son art auprès de maîtres allemands, italiens et français. Il illustrera sa décision, prise en 1833, d'élaborer une harmonie spécifiquement russe à partir d'une observation active des caractéristiques des sources musicales populaires slaves en créant trois ans plus tard son premier ouvrage lyrique : La Vie pour le Tsar, ouvrant la voie de l'opéra national russe à ses fervents défenseurs que seront Tchaïkovski, Rimski-Korsakov et Moussorgski.
Un peu d'histoire : durant l'hiver 1612, l'envahisseur polonais tend une embuscade contre le jeune tsar Mikhaïl, alors sauvé par le courage et la ruse d'un moujik, Ivan Soussanine. Le livret de Gorodetski d'après une idée de Joukovski s'appelait bel et bien Ivan Soussanine, mais Glinka, dédiant l'œuvre à Nicolas Ier, choisit de l'intituler Mort pour le Tsar ; c'est finalement la censure tsariste elle-même qui lui préfèrera La Vie pour le Tsar. On comprendra la fascination de l'autorité soviétique pour une trame qui vante la bravoure d'un paysan mort en défendant l'état, fascination problématique lorsqu'il s'agit de l'empire. Aussi, disparu de la scène dès 1917, on l'y retrouverait sept ans plus tard, mais actualisé et débaptisé Pour la faucille et le marteau, jusqu'à ce que la politique des années de guerre mesure l'intérêt de réhabiliter la version originale, véritable hymne à la Patrie, autorisant les représentations d'Ivan Soussanine. Ironie du sort, c'est pourtant bien le même régime qui avait détruit la statue du pauvre Soussanine, érigée par Demout-Malinovski sur la place centrale de Kostroma ! Plus drôle encore, l'URSS magnifiait l'œuvre d'un artiste cumulant à lui seul toutes les tares : fils de koulaks (né le 20 mai 1804 à Novospasskoïé, près de Smolensk) éduqué à Saint-Pétersbourg dans un institut réservé aux enfants de la noblesse, d'une culture cosmopolite (outre qu'il parle aisément cinq langues, il fut élève de Dehn, Field, Fodor-Mainvielle, Hummel et de Nozzari, et ami de Berlioz, Donizetti, Mendelssohn et de Rossini, il mourrait à Berlin après un séjour en Espagne) qu'il approfondit en voyageant à travers l'Europe, voyages qu'il n'interrompt que pour hériter de son père, Glinka (1804-1857) vécut à Saint-Léninsbourg – comme dirait plus tard Chostakovitch – une vie de salon et d'amusements futiles dans une sainte horreur de la chose politique, et demeure celui qui, par La Vie pour le Tsar, honora le conservatisme impérial, dix ans à peine après le triste épisode de la crise Décembriste ; tout pour plaire !
On écoutera avec grand intérêt cette œuvre qui travaille les parties de chœurs et certaines mélodies dans l'esprit et la manière des chants russes anciens – vraisemblablement au regard des premières collectes que Glinka effectua lors d'un séjour dans le Caucase, au sortir de l'adolescence – et les grandes scènes dans un goût franchement italien. Partant qu'Alexandre Melik-Pashaïev, à la tête du Chœur et de l'Orchestre du Bolshoï, livrait alors une lecture à la fois claire et contrastée. On l'a dit récemment, en évoquant la Khovantchina du Kirov, en 1946 [lire notre critique du CD], les théâtres soviétiques jouissent de voix toutes plus satisfaisantes les unes les autres : à entendre la prestation de Mikhaïlov, on comprendra qu'après le baisser de rideau, Staline l'ait plus d'une fois invité à se saouler au Kremlin ! Natalia Spiller n'était pas en reste, dans le rôle d'Antonida qu'elle sert d'un chant somptueusement conduit et d'une infinie sensibilité. Enfin, ce serait lieu commun que de souligner les qualités du chœur…
BB