Dossier

propos recueillis par bertrand bolognesi
tokyo | paris – 28 mai 2007

Misato Mochizuki
portrait de la compositrice autour d’une œuvre

Le fil blanc de la cascade, un film de Kenji Mizoguchi (1933)

L'Auditorium du Louvre et le festival Agora présenteront (15, 16 et 17 juin) une création que Misato Mochizuki a destinée à un film muet réalisé par Kenji Mizoguchi en 1933, Le fil blanc de la cascade. Avant de découvrir cette nouvelle partition que donneront les musiciens de l'ensemble Contrechamps, placés sous la direction de Jurjen Hempel, nous avons souhaité rencontrer la compositrice japonaise qui n'en est pas à son premier essai pour le cinéma (Meer, écrit en 2004 pour un film de Wiesinger et Lehman) auquel elle collaborera encore (Retour à la raison sur un court-métrage de Man Ray, en création l'automne prochain.

la compositrice japonaise Misato Mochizuki photographiée par Nathalie Desserme
© nathalie desserme

Comment et d'où est né ce projet ?

Dans un premier temps, le Louvre m'a proposé un film japonais qui correspondait à l'univers de ma musique. Mais je n'ai pas vraiment pu entrer dans l'histoire. J'ai alors visionné une trentaine de pellicules muettes, au Centre national du film de Tokyo, et trouvé ce film de Mizoguchi, récemment restauré. Le fil blanc de la cascade est l’une des deux œuvres sur lesquelles le Louvre et moi étions d'accord.

La méticulosité des détails, le soin particulier apporté à la lumière, au contraste de l'image, de même qu'une dense et puissante inertie du geste dans la mise en scène, caractérisent le cinéma de Mizoguchi. Ces traits ont-ils inspirés votre conception musicale, et de quelle manière ?

Notamment vers la fin (à partir de la scène du jugement), où la lumière blanche se fait plus présente. Je l'ai traduit musicalement comme la saturation d'une situation extrême, en utilisant des sonorités électroniques abstraites entrecoupées de silence, ce qui contraste avec les passages acoustiques où les modes de jeu instrumentaux renvoient à des codes précis de la tradition instrumentale japonaise.

L'instrumentarium que vous réunissez pour la musique de ce film mêle les instruments occidentaux modernes aux shakuhachi, shamisen et koto, mais aussi à l'électronique. Est-ce votre interprétation du conflit entre réalisme moderne et lyrisme traditionnel vécu par Mizoguchi (et de nombreux artistes de son temps) ?

Le choix des sonorités illustre plutôt le conflit vécu par les personnages du film. Ces instruments japonais (et les percussions) sont utilisés dans la musique populaire de l'époque ; ils font partie de la réalité quotidienne – voir la scène où Shiraito joue lui-même. Les instruments occidentaux symbolisent le monde citadin où Kinya va vivre, un monde plus savant, intellectuel. Quant au son électronique âpre, il évoque la marche implacable du destin. Le travail des percussions agit comme un liant sur tout le matériau musical, et renvoient à des sentiments et émotions universels. [1]

La technique favorite de Mizoguchi, soit l'emploi presque systématique du plan-séquence, a-t-elle influencée votre création musicale ?

Le plan-séquence confère une fluidité à l'image, mais elle est ici rompue par les nombreux cartons de dialogues. J'ai, par moments, suivi les directions temporelles proposées par le plan-séquence, en jouant avec un matériau linéaire ou répétitif, pour préserver cette continuité. À d'autres moments, au contraire, je ne m'en suis pas préoccupée, la narration guidant alors les développements musicaux. La musique colle à l'action plus qu'aux techniques cinématographiques.

image du Fil blanc de la cascade, film de Kenji Mizoguchi (1933)
© national film center, tokyo

Conseillé par Hiroshi Mizutani, Kenji Mizoguchi magnifia le plan-séquence par l'artifice du grand-angle. L'espace spécifique des images qu'il obtint par ce biais a-t-il une incidence sur la composition que vous destinez au Fil blanc de la cascade ?

Non, « les images parlent d'elles-mêmes », il n'est à mon sens ni utile ni souhaitable d'interférer sonorement avec le matériau visuel en appuyant tel ou tel effet de caméra ; ce serait tomber dans l'illustration. Le langage visuel a ses codes qu'il me semble délicat de transposer musicalement.

Quelle mixité sonore est induite dans le recours à l'informatique musicale que vous avez réalisée avec Christophe Mazzella ?

J'ai développé deux pistes principales pour le rôle de l'électronique. Il y a le bruitage qui, sur certaines scènes, permet de mieux suivre l'histoire ; la plupart du temps, les bruitages sont transformés, évoquent plus qu'ils ne soulignent. Et l'électronique me sert aussi à annoncer le drame imminent – utilisation de sons tenus dans le registre grave, superposés au jeu instrumental –, d'abord par petites touches, puis en crescendo vers la fin où les sons électroniques prennent plus de place. La production n'est pas tout à fait terminée !

Parce que de nombreux films ont été détruits ou perdus, on ne peut aujourd'hui se faire d'idée que très approximative du parcours artistique de Mizoguchi (trente films sur près de quatre-vingt dix). Avez-vous considéré cet état fragmentaire de la connaissance d'une œuvre dans votre approche de ce film en particulier, partant qu'il appartient justement à la période dont les documents manquent ?

Non. Parmi tous les films que j'ai vus, ce film était un des plus complets. Cela a été un argument majeur dans mon choix. J'aurais préféré un film plus abstrait (par exemple un film de sabres) : j'en ai vu quelques-uns d'intéressants, mais malheureusement trop incomplets.

Après Nihon bashi réalisé en 1929, Mizoguchi retrouve la littérature d'Izumi, un écrivain qui, lui aussi, renoua avec une inspiration lyrique et volontiers fantastique, après s'être illustré par des sujets réalistes et socialement engagés. Partageant par ailleurs une même fascination pour l'univers des maisons de plaisirs et des geishas, vous semble-t-il que le cinéaste ait pu trouver chez son ainé le reflet d'un équilibre précieux et désiré entre les contradictions de ses propres aspirations artistiques ?

Je pense qu'une situation où les deux principaux personnages sont forcés d'évoluer séparément dans des mondes différents est un ressort classique de la tragédie. Beaucoup de créateurs de cette époque s'en sont inspirés. C'est le cas du cinéma réaliste. Le recours à l’univers des geishas est pour cela très pratique – un peu facile et banal, à mon goût.

Qu'est-ce qui vous semble si inspirant pour les cinéastes dans la littérature d'Izumi ? Vous y êtes-vous replongée pour approcher ce projet ?

Mon approche était plus musicale que littéraire, vous vous en doutez. Je n'ai pas eu besoin de me replonger dans les livres d’Izumi pour accompagner ce film. Il suffit du parfum de cette littérature pour trouver les ambiances et suivre la narration. [2]

S'agissant de Mizoguchi, l'engagement critique, voire politique, de l'artiste, vous semble-t-il nécessaire ?

On n'a pas forcément besoin de le montrer publiquement, mais je crois que tous les créateurs ont plus ou moins cet engagement critique ou politique, et que c'est cela, entre autres, qui stimule la créativité. L'artiste porte en lui une vision, et son expression donne à voir (consciemment ou non) sa perception, son angle d'attaque de la réalité. En cela, l'art est subversif : il casse les codes perceptifs imposés par les conditionnements sociaux, éducatifs ou religieux. L'engagement humain préexiste à l'acte créatif. [3]

la compositrice japonaise Misato Mochizuki photographiée par Yoko Miwa
© yoko miwa

Quel regard une jeune femme japonaise d'aujourd'hui porte-t-elle sur le féminisme de Mizoguchi ?

Dans la société traditionnelle japonaise, c'est un geste politique que de montrer une femme s'élevant contre la domination masculine et affirmant sa liberté. Les femmes qui donnent tout pour les hommes sont une espèce en voie de disparition. C'est pour cela que je ressens de la sympathie pour cette héroïne qui partage sans arrière-pensée, sans jamais renâcler ni regretter. Et même, je trouve cela rafraîchissant ! Aujourd'hui, à l'époque de l'individualisme extrême, ce film reste politique et dépasse le simple débat féministe : il s'agit d'égalité des chances dans l'accès à l'éducation, d'entraide, de justice et d'humanité. [4]

Quelques éléments de biographie
(source misato-mochizuki.com)

Née à Tokyo en 1969, Misato Mochizuki est l'un des compositeurs les plus actifs en Europe et au Japon. Après une Maîtrise de composition à l'Université nationale des Beaux-arts et de la Musique de Tokyo, elle obtient en 1995 un premier prix de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, puis participe au cursus de l'IRCAM (1996-1997). Alliage original entre tradition occidentale et souffle asiatique, l'écriture de Misato Mochizuki développe des rythmiques séduisantes et des timbres improbables, avec une grande liberté formelle et stylistique. Son catalogue, édité par Breitkopf & Härtel, compte aujourd'hui une quarantaine de pièces, dont sept œuvres symphoniques et dix pièces pour ensemble. Jouées lors de festivals internationaux, ses œuvres ont reçu de nombreux prix. Son premier disque portrait sorti en 2003 avec Klangforum Wien (chez Kairos), a été salué par la critique.

Notes :

  1. En 1936, Mizoguchi tourne Les sœurs de Gion dont le néoréalisme étudie la transition d’un Japon féodal vers un Japon moderne. N’oublions pas qu’à travers son premier cinéma, il fit perdurer le genre théâtral Shimpa, dérivé des représentations Kabuki. Dans les années vingt, il alterna des pièces empruntées à ce répertoire et des pièces étrangères contemporaines. De même, la contradiction interne des procédés alors utilisés interroge-t-elle fermement sur les relations avec la tradition. Soucieux de rester seul maître de la narration, le cinéaste s’est vite opposé à l’art des benshi au profit d’intertitres stricts, ce qui conduisit au paradoxe de limiter son public aux spectateurs lettrés, alors qu’il défendait des thèmes souvent libertaires dont la bourgeoisie ne souhaitait pas entendre parler.

  2. L’œuvre de Kyotaro Izumi (1873-1939) a engendré de nombreuses adaptations cinématographiques, et jusque très récemment (Bando Tamasaburo filme La salle d’opération en 1995), dont trois signées Kenji Mizoguchi – elle rencontre également les réalisateurs Takizawa, Naruse, Shimazo, Kinugasa, Terayama, Makino, Misumi, etc.

  3. En 1918, Mizoguchi participe à des émeutes. Deux ans plus tard, Le jour où l'amour revit, son premier film, narrant une révolte paysanne, est censuré. Après qu’il ait tourné l’ultime adaptation d’une pièce, Les Dieux de notre temps, éclate le conflit Mandchou entre la Chine et le Japon. Le cinéaste réalise À l’aube de la fondation de la Mandchourie, puis se cloître chez lui pendant plus d’un an. Le fil blanc de la cascade marque, en 1933, le retour à son art.

  4. En 1937, Mizoguchi fait fureur avec Conte des chrysanthèmes tardifs, un film sur la condition féminine japonaise. À travers La victoire des femmes ou encore My love has been burning, il militera pour le suffrage des femmes.