Chroniques

par laurent bergnach

Modeste Moussorgski
Хованщина | Khovantchina

2 DVD Arthaus Musik (2004)
100 310
Khovantchina, opéra de Moussorgski

Peut-être parce qu'autodidacte, Modeste Moussorgski a vu longtemps sa musique jugée grossière. Il cherchait juste, avec les autres membres du Groupe des Cinq (Balakirev, Borodine, Rimski-Korsakov, Cui), à se démarquer de la musique académique d'influence occidentale en recherchant une identité panslave. L'opéra était le genre adéquat pour proposer des personnages populaires, issus de l'histoire ou de la légende russe, à la place de héros idéalisés. Concernant la forme, la déclamation remplaçait le récitatif et l'aria, véritables carcans. Mais les compromis vinrent avec l'âge et Moussorgski préféra s'éloigner du groupe puis de la scène publique, afin de rester fidèle à ses convictions profondes – jusqu'à sa mort dans le dénuement, en 1881.

De façon concentrée, Khovantchina relate les événements historiques qui se sont déroulés entre la mort du Tsar Fiodor III en 1682 et l'arrivée au pouvoir mouvementée de Pierre le Grand, sept ans plus tard. Le nouveau Tsar avait dû s'imposer contre sa demi-sœur Sophie, qui était parvenue à la tête du pays par la violence, avec l'aide du Prince Khovanski et de ses soldats, les streltsi. Aux conflits politiques s'ajoutaient les discordes religieuses : l'unification de l'église orthodoxe avait entraîné un alignement du rituel russe traditionnel sur le culte grec, provoquant la résistance des Vieux Croyants. Complot de boyard, jeune allemande prisonnière, diseuse de bonne aventure, procession, princes assassinés ou bannis... mieux vaut connaître un peu le livret sinon l'Histoire de cette période pour suivre une intrigue pleine d'ellipses. Le metteur en scène Alfred Kirchner ne nous y aide d'ailleurs pas. L'accumulation de décors, de costumes, de groupes jusqu'à la nausée rend le fil de l'action encore plus pénible à suivre, lorsqu'il n'y a pas des maladresses (le meurtre de Khovanski devant des témoins), des moments de flottements (la danse des Persanes : esclaves enchaînées ou catins fétichistes ?), des déplacements mal réglés qui tournent à la pagaille. Du coup, la scène de l'immolation, censée représenter le paroxysme de toute l'émotion emmagasinée durant trois heures, tombe à plat et frise le grotesque. À la décharge de Kirchner, remarquons qu'un opéra qui a le peuple pour personnage n'est jamais facile à représenter et que les scènes d'intimités (le salon de Golitsine) sont plus réussies.

Heureusement, la distribution réveille notre enthousiasme. Les rôles principaux sont convaincants : Nikolaï Ghiaurov (Prince Ivan Khovanski) a de la puissance, Vladimir Atlantov (Prince Andreï) une voix magnifique et Yuri Maruzin (Prince Vassili Golitsine) une fraîcheur qui excuse quelques soucis de justesse. Ludmila Semtschuk (Marfa), d'abord discrète, en accord avec son rôle de femme blessée, nous enchante par la couleur et la stabilité de son organe, à partir de la séance de divination, au début de l'Acte II. Ses duos avec Paata Burchuladze (Dosifeï) sont parmi les plus beaux moments de cette production. Heinz Zednik (le scribe), Joanna Borovska (Emma), Brigitte Poschner-Kleber (Mère Susanna) et Wilfried Gahmlich (Kouzka, d'une belle présence scénique) sont des seconds rôles de valeur. La déception, une fois de plus, vient de Anatoly Kotcherga (Shakloviti) ; avec ses faiblesses vocales, ses roulements d'yeux et ses agitations de bras, il justifie presque l'insulte du scribe : « plus bête qu'un veau nouveau-né ». Mention spéciale au chœur et à son pupitre de ténors qui, à plusieurs reprises, savent trouver une douceur bienvenue.

Moussorgski n'ayant laissé de l'œuvre qu'une partition pour piano, c'est dans une orchestration de Nikolaï Rimski-Korsakov qu'eut lieu la première, le 21 février 1886. Pour cette production de Staatstoper de Vienne, captée en 1989, Claudio Abbado a repoussé cette version trop remaniée (suppression de mesures, harmonie édulcorée, etc.) pour celle plus respectueuse de Dmitri Chostakovitch. Composé par Igor Stravinsky suite à une commande de Diaghilev pour la représentation parisienne de l'ouvrage, le chœur final de l'Acte V date de 1913. Abbado se montre délicat et minutieux dès l'ouverture, et sculpte véritablement le son de l'Orchestre de l'Opéra National de Vienne. Dommage que le générique de fin nous prive des saluts...

LB