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Chroniques
Modeste Moussorgski
Бори́с Годуно́в| Boris Godounov
Captée en 1987 par Gosteleradio, la télévision soviétique, c'est une représentation de la reprise par Elena Morozova de la production de Leonid Baratov que nous livre Warner Music Vision. On sait l'importance de l'activité intense du grand metteur en scène d'opéra que fut Vladimir Nemirovich-Danchenko auquel fut confiée la direction de la troupe du Bolchoï, dans les dernières années de sa vie. De 1950 à 1959, son élève Baratov reprendrait le poste, signant des réalisations fort appréciées qui marquèrent leur temps, comme Khovantchina (Moussorgski) ou Guerre et Paix (Prokofiev), et ce Boris Godounov pour lequel il fit appel au peintre et scénographe talentueux que fut Fiodor Fedorovski (1888-1955), dont les toiles peintes pour la scène peuvent être vues comme héritières de la démesure des symbolistes et de l'art des illustrateurs russes du début du XXe siècle. On pourra donc parler d'une mise en scène traditionnelle qu'il n'est jamais désagréable de pouvoir regarder, après avoir vu d'innombrables interprétations plus novatrices qui, le plus souvent, servent leurs maîtres d'œuvre plutôt que l'œuvre elle-même sans pour le coup élever en rien leur public. Certes, certaines choses n'ont pas toujours bien vieilli, il faut l'admettre. Pourtant – et l'on sait que ces pages se gardent de tenir quelque discours passéiste que ce soit –, l'absence de surprise peut également être salutairement comprise comme l'absence de mauvaises surprises… L'on appréciera donc d'un cœur qu'autant de grands esprits estimeront simple l'évidence de ce spectacle, de la procession d'icônes, croix, encensoirs, popes et boyards du second tableau à la forêt bleutée de Kromy, en passant par les fresques de la cellule de Pimène, l'encombrement presque naïf des appartements du Kremlin et le jardin de conte de fée de l'Acte polonais. Une tendance générale au surjeu, dont on ne saurait accuser Baratov et où seules quelques personnalités d'exception se préservent, s'avère nettement plus gênante.
Dans l'ensemble, on rencontrera dans ce DVD des artistes s'acquittant honorablement de leur mission. Ainsi l'attachante Nourrice de Xenia, chantée avec autant d'esprit que de nuances par Raïssa Kotova, le Chouïski secret au jeu minimaliste de Vladimir Kudriachov qui amène un aigu d'une grande douceur dans le récit de la mort du tsarévitch, ou la gaillarde bonne humeur de l'Hôtesse de Larissa Nikitina aux harmoniques opulentes. Si, par l'acidité de son timbre, la Xenia de Nelia Lebedeva est moins satisfaisante, la voix saine à la riche couleur de Tatiana Ierastova offre à Fiodor un chant bien conduit, accompagné d'un jeu parfaitement crédible. Drôle avec son vilain faux nez, Arthur Eizen sert Varlaam d'une voix littéralement énorme, moins par son étendue que par sa puissance et la maîtrise avec laquelle il en use, sachant faire impression – comme dans la chanson du combat du Tsar Ivan à Kazan, haute en couleur – mais aussi dessiner des nuances délicates qui surprennent.
En revanche, on regrettera un Alexandre Vedernikov en dessous de ses moyens, peinant fâcheusement dans l'aigu, faussant systématiquement le haut-médium du rôle de Pimène qui, malgré un jeu irréprochable et une indéniable présence, en pâlit. Tamara Siniavskaïa, grand mezzo qui fit au Bolchoï une carrière remarquable – comme en témoignent quelques fort beaux enregistrements de la fin des années soixante-dix (Rusalka de Dargomijski, Rouslan et Lioudmila de Glinka, etc.) –, nuance infiniment sa Marina, avec des moyens impressionnants, de délicieuses harmoniques aigues et un beau corps de grave, un timbre riche qu'elle rend moelleux à souhait, grâce à un chant d'une souplesse exemplaire ; bref : tout simplement somptueuse ! La confrontation de Boris et du Iourodivi (7ème Tableau) est sans doute une des scènes les plus émouvantes du spectacle, le rôle étant magnifiquement tenu par Alexandre Fedin – quelques années plus tard, c'est lui qui le chantait sous la battue d'Abbado à Salzbourg (enregistrement Sony) – qui habite incroyablement le personnage, complètement illuminé et directement touchant ; a-t-on jamais vu un tel regard vers la lune, par exemple ? Et lorsqu'à une telle présence scénique s'associe une voix intéressante et bien menée, c'est un cadeau. Grimé afin de ressembler à la description qu'en fait le livret dans la scène de l'auberge (tignasse rousse et verrues sur le visage), le Grigori de Vladislav Piavko est particulièrement vaillant, possédant un organe solide et coloré, lumineux en haut, corsé en bas, révélant dans l'Acte polonais un aigu fulgurant et une somptueuse pâte vocale ; chanté ainsi, cet acte que d'ordinaire nous ne prisons guère devient diablement excitant ! Malheureusement, la santé de son chant est inversement proportionnelle au raffinement de son jeu : piètre acteur, Piavko fait ici plus d'une fois figure de caricature.
Enfin, le Boris de Evgueni Nesterenko est une merveille. Il serait ridicule de se lancer dans une énième description élogieuse de son chant et de sa voix ; qu'il suffise de dire que le personnage est posé tout en étant humain, déjà émouvant lorsqu'il évoque avec Fiodor sa possible mort (5ème Tableau). Cet immense artiste pèse chaque mot, pense chaque phrase, avec une présence s'imposant par elle-même. Parfait s'avère l'équilibre entre récitatif et psalmodie sur les évocations fantomatiques. Et s'il lui arrive d'en faire beaucoup, cette démesure ne jure jamais, car le jeu demeure intelligent, d'autant servi par un charisme effrayant. Si elle abuse un peu du parlando, son incarnation n'en est que plus prenante. Ainsi, l'attaque cardiaque du dernier tableau, pendant le récit de Pimène, est-elle saisissante. Lors de l'agonie, où la bénédiction de Fiodor s'achève dans une tendresse infinie, la voix craque parfois, le chanteur ne se préoccupant plus de ce qui serait beau ou non, mais uniquement d'expressivité. La réussite est totale : l'émotion est là. Assurément un très grand Boris.
Peu concerné théâtralement, le Chœur est musicalement irréprochable, vaillant et nuancé. En fosse, on remarquera dès l'abord le bel équilibre entre les différents pupitres de l'Orchestre du Théâtre Bolchoï de Moscou, au service de la grande élégance qu'imprime Alexandre Lazarev à son interprétation. Sa direction sait se montrer également tonique – sur les invectives de l'Officier au peuple (Prologue), par exemple. C'est avec beaucoup de mystère que le chef ouvre le Premier acte, jusqu'à créer un grand suspens ; dans les mesures introductives du 5ème Tableau, il use d'une tendresse nouvelle qui suggère le climat particulier de cette scène familiale. Bref, Lazarev suit pas à pas la dramaturgie, tout en menant rondement le bal de l'Acte polonais dont il souligne le lyrisme du final. Saluons au passage le remarquable travail des bois, qui ont un grand rôle dans cette orchestration. C'est ici la seconde version écrite par Nikolaï Rimski-Korsakov – soit la quatrième de l'opéra de Modeste Moussorgski –, datant de 1907, où le musicien rétabli les passages qu'il avait tranchés dans sa révision de 1896, en maintenant le choix d'inverser les deux derniers tableaux, c'est-à-dire de terminer par la mort de Boris et non par le soulèvement du peuple russe et l'avènement du faux Dimitri et d'une domination catholique. Mais où est passée la première scène de l'acte III ?...
BB