Chroniques

par laurent bergnach

Morton Feldman
œuvres pour orchestre

1 CD Capriccio (2020)
C 5378
"Coptic Light" et "String Quartet and Orchestra", de Morton Feldman

Reconnaissant envers nombre de ses professeurs, Morton Feldman (1926-1987) fit part de son affection pour Vera Maurina-Press (1876-1969), pianiste qui l’a confronté enfant à « une sorte de musicalité vibrante » plutôt qu’à un excès de discipline, et pour Stefan Wolpe (1902-1972) qui ne prônait aucun modèle à suivre, afin de laisser l’apprenti compositeur explorer ses propres idées. En revanche, avec un franc-parler légendaire souvent teinté d’humour, le New-Yorkais a fustigé quelques figures de la vieille Europe, avec une prédilection pour Stockhausen, décrit comme un horloger qu’il faudrait envoyer un temps en maison de correction. Le musicologue Philip Gareau résume ainsi son plaidoyer en faveur d’une certaine liberté, voire de la sauvagerie :

« l’intention de Feldman, en laissant le temps exister de manière non structurée, est de créer une musique qui s’adresse d’abord et avant tout aux oreilles et à la sensibilité, et non au jugement de l’entendement. Par le fait même, le temps non structuré n’est pas seulement une conviction propre à la démarche du compositeur. En définitive, et c’est peut-être le point le plus important, Feldman souhaite orienter l’expérience du temps de ses auditeurs : autant il évitera d’imposer des systèmes à sa matière sonore, autant il permettra une perception temporelle extraordinaire » (in La musique de Morton Feldman ou Le temps en liberté, L’Harmattan, 2006) [lire notre critique de l’ouvrage].

En 1973, Feldman devient professeur à l’Université d’État de New-York, à Buffalo, reprenant la chaire laissée vide par son mentor Edgar Varèse (1883-1965). La même année débute la composition de String quartet and orchestra, opus créé le 26 janvier 1975 dans sa ville adoptive, aux bons soins du Cleveland String Quartet et du Buffalo Philharmonic Orchestra sous la direction de Michael Tilson Thomas. Enregistrée en 2010, la présente version réunit le Quatuor Arditti, l’ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien (RSO) et Emilio Pomárico, attentifs à rendre la douce austérité d’un mouvement qu’on placera aisément dans l’héritage de Webern et avec le cousinage de Nono (fragmentation, antagonisme, etc.).

En 1986, comme l’année précédente, Feldman est invité au Festival Nieuwe Muziek (Middelbourg, Pays-Bas) pour y rencontrer le public. L’une de ses conférences s’attarde sur sa page la plus récente, Coptic Light, que le New York Philharmonic, guidé par Gunther Schuller, avait joué un mois plus tôt, le 30 mai, au Lincoln Center for the Performing Arts. Il évoque son inspiration (« je collectionne les tapis anatoliens du XIXe siècle »), le contenu de la pièce (« orchestration monolithique, pas de solos, tout se déroule en même temps ») et les réactions au soir de la création (« la moitié des cordes me hue ») – in Morton Feldman, Au-delà du style, Éditions Philharmonie de Paris, 2021 [lire notre critique de l’ouvrage].

En 2018, l’orchestre viennois précité enregistrait l’œuvre sous la direction de Michael Boder, chef allemand dont la souplesse et la clarté sont à saluer [lire nos chroniques de Khovantchina, La dame de pique, Trois sœurs, Le Grand Macabre, Hamlet et Orest]. On en goûte la boucle qui l’inaugure, chaleureuse autant qu’inquiétante, avec ses effets scintillants, ses légers décalages qui engendrent un effet hypnotique. La boucle s’estompe peu à peu, offrant à l’ensemble un horizon inattendu avant l’apparition de salves finales qui régénèrent la pulsation primitive. L’alliage n’étant pas le but de Feldman, on apprécie une définition des timbres précise qui participe au mystère général, largement mezzo-piano.

LB