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naissance du Vaisseau d’Or
à la rencontre de Martin Robidoux
On put l’entendre au clavecin ou au positif, mais sait-on que Martin Robidoux est chef ? Boursier du Conseil des arts du Canada, ce jeune musicien québécois, déjà primé au conservatoire de Montréal et récipiendaire du Prix Arthur-Andersen (Fondation Wilfrid-Pelletier), arrivait à Paris en 2006 afin d’y parfaire son art. Skip Sempé, Jean-Michel Bardez et Cecíliá Grácio Moura furent alors ses bonnes fées, mais surtout Hervé Niquet. Après une tournée-marathon au Canada durant laquelle il a joué dix-neuf fois les Variations Goldberg en trente jours, c’est à la Chapelle royale qu’il fit ses débuts de chef, dans le cadre des Jeudis musicaux du Centre de Musique Baroque de Versailles.
Après avoir salué le fort beau récital qu’il donnait avec Vincent Lièvre-Picard l’an dernier [lire notre chronique du 30 janvier 2015], Anaclase accompagne avec enthousiasme la nouvelle étape dans ce beau parcours : réunissant sous le titre Un office au Grand Siècle pour les dames religieuses des pages signées Charpentier, Du Mont, Lorenzani et Lully, le concert du 27 février 2016 célèbrera la naissance du Vaisseau d’Or, l’ensemble de Martin Robidoux (Église Sainte Élisabeth de Hongrie, 3e arrondissement de Paris) !
Cet été, le prestigieux Festival d’Opéra de Québec vous invitait à diriger Les Violons du Roy. Ce n’est pas rien !...
Être chef invité du concert d’ouverture d’un tel festival et placé à la tête de l’orchestre canadien actuellement le plus significatif pour le répertoire baroque (bien qu’il joue sur instruments modernes), ce n’est pas rien, en effet ! L’orchestre Les Violons du Roy est une formation dotée d’un vocabulaire d’articulation impressionnant et d’une généreuse palette de couleurs. Il est à la fois solide au concert et ductile. Le Chœur de l’Opéra de Québec est une vraie merveille ! À mon arrivée en France, les avancées se firent grâce aux aides reçues au pays (Conseil des arts du Canada, Conseil des arts et des lettres du Québec, Jeunesses Musicales du Canada, etc.). Ces quelques références me permirent de prendre mes marques ici. Le concert de l’été dernier est une sorte de renversement qui atteste du chemin parcouru. C’est dorénavant l’expérience acquise en France qui me permet de jouer Lully, Charpentier, Marais et Rameau dans des conditions d’exceptions au Québec.
Cette expérience est-elle déterminante dans la création du Vaisseau d’Or ?
Tout à fait. Au lendemain du concert pour le Festival d’Opéra de Québec, je me suis dit qu’on ne m’inviterait pas tous les quatre matins à diriger Les Violons du Roy en ouverture d’un grand festival. D’autre part, une carrière de chef invité est quelque chose de bien particulier : j’ai l’impression que certaines personnes s’attendent à ce que le chef veuille « d’abord » se faire réinviter… ce qui pourrait éloigner de préoccupations purement musicales. Pour ce faire, il me fallait maintenant créer mon propre ensemble. J’ai donc couché sur le papier les noms de tous les musiciens et chanteurs français que je connaissais et avec lesquels j’avais envie de travailler. Il y en avait quatre-vingt : il était clair que le temps d’entreprendre quelque chose était venu.
Comment choisit-on ses partenaires ?
Au feeling.
Qui chantera le premier concert du Vaisseau d’Or ?
J’ai beaucoup de chance de pouvoir réunir Agathe Boudet, qui chante au Concert Spirituel, Élise Bédènes et Julia Beaumier qui sont chez Aedes, Anne Lou Bissières des Cris de Paris, Cécile Granger des Arts Florissants, Caroline Arnaud, récemment primée au Concours international de chant baroque de Froville ou encore Cécile Achille et Eléonore Pancrazi, d’anciennes membres de l’Académie de l’Opéra Comique. Des voix qui ont une solide expérience de chœur et de solistes. Or leprogramme n’est pas précisément pour chœur de chambre, mais pour des voix en Chapelle. Voilà une sorte d’équipe de rêve.
Vous commencerez en effet par le répertoire pour voix de femmes. Pourquoi ?
Une grande ferveur spirituelle mêlée à une touchante sensualité s’en dégage. On est sur la corde raide. La douceur mélodique italianisante y est continue et est posée sur une harmonie française sévère et lente. C’est beau et ça prend aux tripes, voilà. Il m’est difficile d’en parler : je sais pourquoi je n’aime pas les choses, mais dire pourquoi j’en aime une autre m’est malaisé… Je n’aime pas parler de ma cuisine (rires).
Avant de diriger au Festival d’Opéra de Québec, où l’avez-vous fait ?
Entres autres aux Jeudis musicaux de Versailles, une saison de concerts d’une heure, proposée par le Centre de Musique Baroque de Versailles. J’ai eu l’immense privilège d’y faire mon baptême de chef. Quand je dis « baptême de chef », je veux dire la première fois où je me suis trouvé devant des musiciens, à diriger sans jouer. Peut-on rêver lieu plus significatif que la Chapelle royale pour un début de carrière ? Je me suis dit « que ça fasse grand bruit ou non, qu’il y ait une suite ou non, tu t’en fous : te voilà « baptisé » à la Chapelle royale » (rires) !
Qu’aviez-vous joué ?
Un programme semblable à celui du 27 février. D’ailleurs, c’est avec un programme que je connais bien que je souhaitais me lancer. Je découvre qu’à vouloir créer son propre ensemble, il y a d’autres aspects que la musique elle-même à gérer.
Vous commenciez donc d’emblée par le Grand Siècle français…
Ce répertoire, la France et le Québec l’ont en commun. Le Québec, c’est aussi la Nouvelle France, jusqu’en 1760 ! Toute cette musique – Henry Du Mont, Lully, Charpentier, Marin Marais, Couperin, Rameau, Jean-Marie Leclair, etc., c’est aussi un peu à nous. D’instinct, c’est cette musique-là que je venais découvrir en arrivant chez Hervé Niquet en 2006. Musicien tellement spécialisé et libre, son enseignement a été déterminant.
Créer son propre ensemble ne s’improvise pas tout soudain, j’imagine. D’où arrive cette aventure ?
Ce projet mijote depuis longtemps, bien sûr. Encore fallait-il réunir les conditions nécessaires. Le savoir pratique du métier de chef et du milieu musical parisien, par exemple. Pour ma part, vouloir créer mon ensemble vient en partie en réaction à ce que j’ai entendu ailleurs. Mais une petite voix m’a toujours fait savoir que ce n’était pas assez. Je ne pouvais pas me contenter de réagir.
Comment cela s’est-il fait ?
J’ai eu la chance de côtoyer Hervé Niquet pendant cinq ans (2006-2011), sur une base quasi quotidienne. Il y eu les répétitions, les concerts, les enregistrements, les tonnes de questions. Je le considère comme mon maître. Il a su me conseiller et faire en sorte que j’apprenne d’abord le métier. J’ai pu cultiver mes propres raisons de fonder un ensemble, tout en dirigeant mille heures de répétitions par année depuis 2011 avec différents effectifs, et sculpter une façon de faire de la musique qui soit bien à moi, en sachant vraiment ce que je voulais.
Alors, le 27 février, la naissance du Vaisseau d’Or, qu’est-ce que c’est ?
C’est le moment où j’ai choisi de mettre à profit dans un concert tout ce que j’ai appris ici, en tant que claveciniste, chef, toutes les rencontres que j’ai faites, l’enseignement reçu, tout mon parcours de musicien, de Québécois expatrié.
Le Vaisseau d’Or, c’est un très beau nom, tout de suite évocateur. D’où vient-il ?
Oh, c’est presque un secret… D’abord, j’aime l’idée du véhicule. Le vaisseau qui voyage, traverse et vogue. Aussi ; il peut apporter des gens et des biens, livrer, en prendre d’autres, il s’imprègne des lieux où il navigue, etc. Ensuite, l’or : c’est la couleur du baroque ! Enfin, Le vaisseau d’or est un sonnet d’Émile Nelligan, poète québécois (1879-1941). Cet artiste fut interné dès l’âge de vingt-deux ans. Le vaisseau d’or est son poème le plus connu, publié en 1904. Il a aussi pour moi une résonance cachée… alors on va laisser le reste de l’histoire cachée (sourire). Ce n’est pas facile de trouver un nom d’ensemble. Je ne voulais pas d’un titre trop ostentatoire. Alors un nom avec une histoire, où je m’y retrouve, capable d’évoquer des images, ça me va bien.
Quel est l’effectif requis par le concert inaugural du 27 ?
Neuf voix : sopranos 1, sopranos 2 et mezzos – à l’époque, on dit haut-dessus, dessus et bas-dessus. Pour les instruments : deux théorbes, un serpent, une viole de gambe et un positif. C’est une belle équipe de quatorze interprètes.
Son programme comporte exclusivement des pièces que vous avez déjà jouées par ailleurs, ou y a-t-il tout de même des « petites nouvelles » ?
Il intègre trois petits motets que je n’ai jamais joués. Deux ont d’abord été attribués à Lully, mais les musicologues pensent aujourd’hui qu’ils seraient en fait de la main de Jean-François Lalouette (1651-1728). Les caractères sont bien trempés, les dimensions assez considérables pour des petits motets, avec les changements de climats francs et clairs. Voilà pour les « petites nouvelles ».
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif,
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues.
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.
Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon cœur, navire déserté ?
Hélas ! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !
Émile Nelligan, 1899