Chroniques

par bertrand bolognesi

Nikolaï Rimski-Korsakov
Снегурочка | La fille de neige

1 DVD Bel Air Classiques (2021)
BAC 186
BelAir Classiques édite le DVD de "La fille de neige", opéra de Rimski-Korsakov

En septembre 1873, Le messager de l'Europe, revue trimestrielle pétersbourgeoise (Вестник Европы) publie Snégourotchka, un conte théâtral d’Alexandre Ostrovski dont le sujet a été puisé dans Conceptions poétiques des Slaves sur la nature d’Alexandre Afanassiev (Поэтические воззрения славян на природу, 1865/69). L’œuvre avait été créée quelques mois plus tôt (11 mai 1873) sur la scène du Théâtre Bolchoï, alors résidence hors les murs du Théâtre Maly fermé pour d’importants travaux de restauration.

Nikolaï Rimski-Korsakov n’assiste pas aux représentations, mais il lit la pièce au début de l’année suivante, sans l’apprécier, de son propre aveu – « ce royaume des Berendeïs m’avait paru bizarre. Pourquoi ? Les idées des années 1860 étaient-elles encore trop vivaces en moi, et étais-je toujours entravé dans l’obligation de choisir des sujets prétendument pris dans la vie ? Ou bien avais-je été emporté par le courant naturaliste de Moussorgski ? », confie-il dans Chroniques de ma vie musicale (traduction en français de Летопись моей музыкальной жизни par André Lischke, Éditions Fayard, 2008). Le temps passe, et en relisant Snégourotchka à l’hiver 1879-80, « mes yeux s’ouvrirent soudain sur une étonnante beauté. J’eus aussitôt envie d’écrire un opéra sur ce sujet et, à mesure que je mûrissais cette intention, je devenais de plus en plus amoureux du conte ». Lorsque l’été point, le musicien se retire pour deux mois au village de Tseliovo, dans la campagne proche de la capitale impériale. C’est dans un cadre fort inspirant qu’il invente son nouvel opéra – « un magnifique verger avec nombre de cerisiers et pommiers, des fraises, du cassis, des groseilles, du lilas fleurissant, de nombreuses fleurs des champs et le ramage constant des oiseaux, tout ceci s’harmonisait particulièrement bien avec mon sentiment panthéiste à cette époque ». À la fin août, son œuvre est écrite. Il l’orchestrera pendant la saison 1880-81. La première a lieu le 29 janvier 1882, au Théâtre Mariinski (Saint-Pétersbourg).

Au printemps 2017, l’Opéra national de Paris joue cette passionnante Fille de neige (titre français de Снегурочка selon la traduction du livret par André Markowicz). Il convie Dmitri Tcherniakov à en réaliser la mise en scène et le jeune Mikhaïl Tatarnikov à mener la fosse dans les délices du plus grand coloriste de l’opéra russe. Le label Bel Air Classiques en fait paraître la captation, sur support DVD.

Dès le prélude au Prologue, on apprécie l’impédance soutenue de l’orchestre, la partition s’appuyant sur la profondeur des cordes graves. Délicat, le dessin des vents invite le mystère, comme cet étrange petit chariot musical qui transporte l’écoute au pays des secrets. Cet excellent chef [lire nos chroniques de Francesca da Rimini, Le démon, Samson et Dalila et Iolanta] flatte le raffinement de la partition d’un subtil relief, au servie de l’émerveillement du tsar comme de la parodie, chère à Rimski-Korsakov, des pompes officielles du pouvoir politique. Tant attentive à la dramaturgie qu’à la musique, l’élégance de sa lecture – au début de l’Acte III, entre autres – est un enchantement à elle seule.

Alors que les musiciens s’accordent, le plateau dévoile une forêt qu’occupent plusieurs mobil-homes. Un peu hippy, à l’exception des chiens qui l’auraient sans doute rendue plus crédible encore, la communauté Berendeï est installée. Mais lorsque le chef gagne le pupitre sous les applaudissements, le rideau se baisse. Avant le Prologue, ce procédé crée une tension entre deux mondes et projette adroitement le désir de l’héroïne d’atteindre celui des Berendeïs. Le lever de rideau dévoile une salle de danse dont Dame Printemps est la professeure. Une tripatouillée de gamins arborant masques d’oiseaux l’entourent et écoutent son récit avec grand respect. Lorsque le fond du décor s’écarte, la forêt apparaît à nouveau, celle où Snégourotchkava courir après son rêve d’amour. La communauté célèbre en toute quiétude la sixième des douze grandes fêtes orthodoxes, la Chandeleur.

Passé le Prologue, la production de Tcherniakov fonctionne [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, Khovantchina, Macbet, Dialogues des carmélites, Wozzeck, La traviata, Don Giovanni, Le prince Igor, La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie, Lulu, La fiancée du tsar, Parsifal, Lady Macbeth de Mzensk, Rouslan et Lioudmila, Carmen, Les Troyens et Le conte du tsar Saltan]. Les quatre actes se déroulent dans la forêt dont le metteur en scène, qui, à son habitude, signe également la scénographie, a particulièrement soigné l’aura, avec la complicité de Gleb Filshtinsky pour la lumière, infiniment travaillée. Les personnages sont nettement caractérisés, des parents adoptifs au tsar artiste peintre, en passant par le lâche Mizguir. Et pour la première fois, Tcherniakov réussit même à me faire rire avec l’assoupissement du tsar pendant le récit de plainte de Koupava, déshonorée et délaissée. Au troisième acte, la fête de l’amour, avec ses arbres fleuris, est une réussite qui force l’enthousiasme. L’impressionnante nudité de la forêt impose au dernier acte une austérité bien venue. Sur l’invocation de Dame Printemps, la mère qui avait promis à Snégourotchka de l’aider quelque soit sa requête, une double-tournette inversée fait soudain bouger les arbres : enfin l’homme de théâtre russe ose ne pas renoncer au merveilleux ! De même l’élévation d’une roue de flammes tandis que tout s’éteint au final laisse-t-elle ingénieusement seul en scène le soleil.

La direction d’acteurs n’est pas laissée pour compte et l’engagement de tous les chanteurs fait merveille. Ainsi du rôle-titre incarné avec un naturel confondant par Aida Garifullina qui, grâce à une souplesse hors concours, se joue de toutes les embuches techniques [lire nos chroniques de La bohème et de Dead man walking]. On n’est pas près d’oublier son air de dépit de l’Acte I. d’une grande forme vocale, Martina Serafin livre une Koupava grand format dont la musicalité convainc d’emblée [lire nos chroniques de Tannhäuser, Der Rosenkavalier à Nancy et à Toulouse, Die Walküre, Nabucco et Lohengrin, ainsi que notre entretien avec l’artiste paru dans le dossier Trois portraits wagnériens]. On retrouve également l’onctuosité ample et chaleureuse de la voie d’Elena Manistina en Dame Printemps attachante [lire nos chroniques d’Iolanta, La fiancée du Tsar, Un ballo in maschera, Aida, Il trovatore, Mazeppa et Boris Godounov].

La distribution masculine n’est pas en reste, à l’exception d’un Mizguir curieusement fatigué. Franz Hawlata campe Bermiata, le conseiller du tsar, avec l’aplomb idéal [lire nos chroniques de Die ersten Menschen, La fiancée vendue, Die schweigsame Frau, Der Rosenkavalier, Fidelio à Liège et à Luxembourg, enfin Die lustigen Weiber von Windsor]. Incisif à souhait, le ténor clair de Vassili Efimov est bien employé en Esprit de la bois [lire nos chronique du Joueur, de Raspoutine, Les fiançailles au couvent, Pulcinella et Khovantchina], la basse noble de Vladimir Ognovenko ne déroge pas au beau chant qu’on lui connaît bien, dans la partie du Père Gel [lire nos chroniques de La Guerre et la Paix, Boris Godounov, Khovantchina et Le nez] et la basse robuste de Vassili Gorshkov sied parfaitement à Bobyl Bakula. Deux voix brûlent les planches : celle du ténor Maxim Paster, lumineuse en tsar émerveillé, cultivant une musicalité indicible [lire nos chroniques de Rouslan et Lioudmila, Tannhäuser et L’ange de feu] et celle, petit miracle en soi, d’Youri Mynenko [lire nos chronique de Rinaldo, Sonnets, Ariodante et La clemenza di Tito], à qui échoit le rôle du berger Lel, initialement conçu pour un contralto (féminin). Avec un timbre riche et une puissance surprenante, le contre-ténor ukrainien amène une touche nouvelle au personnage.

Opéra sur la légèreté des hommes, leur désir inconstant et leur frivolité, Snégourotchka est encore celui du don d’aimer, quitte à fondre au soleil. Le sacrifice de l’héroïne, c’est la triste victoire du printemps sur l’hiver. On ne se lasse pas de ce DVD filmé en l’Auditorium Bastille il y a quatre ans [lire notre chronique du 15 avril 2017], où le Chœur de l’Opéra national de Paris, préparé par José Luis Basso, affiche une santé réjouissante.

BB