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Chroniques
Nikolaï Roslavets
Concerti pour violon n°1 – n°2
« Artisan prometteur mais inabouti de la fameuse avant-garde des années 1920, de fait amorcée déjà dans les années précédant la Révolution, ainsi peut se définir Roslavets, contemporain exacte de Bartók », lira-t-on sous la plume d'André Lischke (in Histoire de la musique russe, Fayard, 2006) [lire notre critique de l’ouvrage] ; il « a élaboré son système du synthétaccord indépendamment de l'influence de Schönberg, et surtout bien avant l'apparition de ses premières pièces dodécaphoniques. En revanche, une reconnaissance directe et très justement définie de la place de Schönberg dans le monde moderne est donnée par Roslavets dans son article sur Pierrot lunaire, le premier écrit en russe, publié en 1923 dans la revue Vers de nouveaux rivages ».
Sous celle de Frans C. Lemaire (in Le destin russe et la musique, Fayard, 2005) [lire notre critique de l’ouvrage], on découvre également : « Roslavets trouva bientôt que les solutions et les modèles enseignés au Conservatoire étaient "inaptes à exprimer un Moi intérieur rêvant d'univers sonores nouveaux, non encore entendus". Schönberg avais visité Saint-Pétersbourg en 1912 et on joua à cette occasion son Quatuor Op.10 n°2dans lequel le problème de la suspension de la tonalité apparaissait déjà clairement. Roslavets n'en perçut guère la signification car il déclara une dizaine d'années plus tard : "Je me souviens des œuvres de Schönberg entendues mais elles me laissèrent à ce moment une impression abracadabrante et disparurent durant une longue période de mon horizon musical". C'est donc en dehors de Schönberg que Roslavets élabora à partir de 1913 un "nouveau système d'organisation des sons"au départ des accords synthétiques de Scriabine mais qui comporta à partir de 1915 des séries de sons symétriques et déboucha sur des concepts proches d'un sérialisme (non-dodécaphonique), notamment avec son 3ème Quatuor(1920). Cela a conduit à qualifier parfois, de façon un peu simpliste, Roslavets de Schönberg russe ».
Une nouvelle fois, le label britannique Hyperion explore avec bonheur un répertoire délaissé ou en découverte. Et, une fois encore, l'enregistrement présenté ne vaut pas uniquement par la rareté des œuvres qu'on met à son programme mais aussi par la qualité des interprétations. Le jeune chef Ilan Volkov, après Aux heures de la nouvelle lune, offre une gravure des concerti pour violon et orchestre du compositeur ukrainien.
D'abord laissé libre à l'inspiration avant-gardiste qui l'anime, Nikolaï Roslavets serait accusé de formalisme et de la kyrielle de péchés accompagnant en général celui-ci lors du durcissement du régime soviétique de la fin des années vingt. On l'exilera pour trois ans à Tachkent, un séjour que n'oublieront pas certaines évocations musicales de son Concerto n°2. Outre aux deux précieuses lectures citées plus haut, on se reportera avec intérêt à l'excellente notice conçue par Calum Mc Donald. Rappelons simplement que Roslavets ne fut admis qu'à l'âge de soixante ans à l'Union des Compositeurs d'URSS, soit quatre ans avant sa mort (1944), que son pays niera sa musique jusque dans les années quatre-vingt-dix et que l'intérêt qu'on peut lui porter aujourd'hui est œuvre d'un musicologue… allemand !
Du Concerto n°1 écrit en 1925, longtemps considéré perdu, dont seule une réduction pour violon et piano fut créée du vivant de l'auteur (création de la version avec orchestre en 1989, à Moscou), ce disque propose une lecture inspirée, sous l'archet expressif d'Alina Ibragimova. « Il constitue véritablement un pont entre la technique des accords symétriques de Scriabine et les développements de type sériel du Concerto qu'Alban Berg écrira dix ans plus tard », précise encore Lemaire (même source). À l'âpre lyrisme de l'Allegretto grazioso succède un Adagio sostenuto tendre et obsédant, puis un Allegro moderato en rupture par sa grouillante effervescence, sa rythmique tendue et son caractère éminemment virtuose. Si l'héritage romantique survient, dans une curieuse parenté avec l'univers d'un Rachmaninov, la progression de la variation s'en éloigne jusqu'à retrouver les couleurs du premier mouvement qu'on jurerait tournées vers le Schönberg de Pelléas et Mélisande et le Scriabine du Poème de l'Extase.
Neuf ans plus tard, Roslavets achevait son Concerto n°2 qui ne serait jamais joué de son vivant. Retour à la tonalité, évocation de mélodies ouzbèkes, emprunts aux musiques d'Asie centrale, par citation et imitation, voilà qui pourrait donner raison à celui qui pensera que le musicien s'était plié docilement aux exigences esthétiques du régime. Oui, l'on y entend Glazounov, sans doute Prokofiev, et quelque chose d'orné, pour ne pas dire de décoratif, dans une partie soliste qui se souvient des vieux maîtres. Spectaculaire et facile, l'Allegro moderato séduit immédiatement, tandis que l'Adagio central affirme franchement un néoromantisme à la sérénité parfumée du kitch particulier de la vie soviétique. Qu'on ne s'y trompe pas : sous ses apparences futiles, le dernier mouvement pourrait bien afficher un mauvais sourire, un brio auquel une deuxième écoute ne se fiera pas.
À la tête du BBC Scottish Symphony Orchestra, prenant soin de chaque détail de partitions dont il révèle le relief (notons, par exemple, qu'il obtient de la formation restreinte du Second Concerto un dessin magnifiquement ciselé), Ilan Volkov signe, avec la complicité d'Alina Ibragimova, une interprétation de référence que nous saluons d'une Anaclase !
Pour conclure : « Les perdants, c'est notre génération. Approximativement, ceux qui ont entre trente et quarante-cinq ans. Ceux qui en entrant dans les années de la révolution avaient déjà une forme, mais n'étaient pas encore ossifiés, étaient encore capable de ressentir et de se transformer, encore capables de comprendre ce qui les entourait non pas dans sa statistique, mais dans son devenir » (Roman Jakobson, La génération qui a gaspillé ses poètes, 1931) En octobre 1917, Roslavets avait trente-six ans.
BB