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Chroniques
Nikos Skalkottas
pièces pour piano
Élève de Marie-Françoise Bucquet, Claude Helffer et Pierre-Laurent Aimard, c’est tout naturellement que la pianiste grecque Lorenda Ramou se tourne vers la musique de son temps et participe, en 1995, à l’Académie Musique du XXe siècle avec l’Ensemble Intercontemporain, sous la direction de Pierre Boulez et David Robertson. Dans la foulée, elle travaille avec plusieurs compositeurs (Crumb, Kagel, Ohana, etc.) et fonde le duo Palmós avec la bassoniste Stefanie Liedtke. Dans ce cadre, elle interprète de jeunes compositeurs et grave également un CD d’œuvres d’Yannis Kyriakides (né en 1969), Isang Yun, Luciano Berio et Nikos Skalkottas. En 2006, elle a dirigé l’édition critique de l’œuvre pour piano de Dimitris Dragatakis (1914-2001) qu’elle enregistrait quelques mois plus tard, sous label Naxos. Après avoir gravé chez BIS The land and the sea of Greece (2006), album consacré aux suite de ballet de Skalkottas, elle revient vers le compositeur grec avec From Berlin to Athens qui explore son corpus pianistique.
Né à Chalkis, sur l'île d'Eubée, le 8 mars 1904, Nikos Skalkottas débute tôt l’étude du violon avec l’un de ses oncles, qu’il approfondit au conservatoire d’Athènes de 1909 à 1920. Une bourse lui permet alors de voyager à Berlin où il cohabite quelque temps avec le jeune chef d’orchestre Mitropoulos, son aîné de six ans, puis avec le pianiste Farandatos, des amis d’Athènes. À la découverte de l’intense vie culturelle de la capitale de la modernité qu’était alors la cité brandebourgeoise, l’adolescent abandonne en 1923 ses études violonistiques pour se concentrer plus densément sur la composition – c’est toutefois à l’instrument de son enfance qu’il confie son premier opus (Sonate pour violon solo, 1925). Deux ans plus tard, il fréquente la classe d’Arnold Schönberg qui semble l’avoir tenu en haute estime, ce qui influence considérablement sa facture. Pourtant, une brouille sépare les deux musiciens en 1931 – on sait que le maître n’était guère d’un caractère facile. En 1933, il retourne à Athènes.
Dans la notice du CD, Lorenda Ramou (auteure d’une thèse sur le sujet, en 2017) précise avoir choisi les œuvres à graver afin de rendre compte des recherches qu’elle entreprit sur la vie artistique menée par Skalkottas à Berlin puis à Athènes, avec dans l’idée comment sa musique pour piano pourrait en témoigner. Au cœur des années vingt, la découverte du jazz s’infiltre dans les partitions de nombreux compositeurs, qu’ils s’appellent Ravel ou Šulhov, entre autres. Sur ce point, Skalkottas ne fait pas exception. Ainsi de la Griechische Suite de 1924 qui mêle des souvenirs grecs à cette nouvelle couleur venue d’outre-Atlantique, non sans faire penser à ce qu’un Milhaud, par exemple, écrivait au même moment. À l’entrain de l’Allegretto succèdent une exquise berceuse, Andantino, à la préciosité néobaroque un rien stravinskienne, puis une roborative conclusion (Presto–Andantino–Prestissimo). Dès lors le jeu de la pianiste se fait apprécier pour ses étonnantes robustesse et délicatesse, adroitement conjuguées. Ainsi encore d’une Suite conçue la même année, illuminée par la vigueur charmeuse de chansons populaires inventées ou réelles (I, sans indication de tempo, et le Molto moderato central), cassée par un shimmy envoûtant, doté d’un développement à l’humour sehr ernst, osera-t-on dire. C’est aussi le cas de la plus audacieuse Sonatina de 1927, avec l’harmonie flottante de sa Sicilienne médiane, le jazz – dans une acception large du terme – gagnant un Finale qu’on ne résumera pas à cela. Dernière page berlinoise au programme, les Fünfzehn kleine Variationen für Klavier (1927) invite le fantôme de Beethoven dans l’univers atonal des trois Viennois qui accueille les relents de danses étasuniennes – le résultat est assez surprenant.
De Berlin à Athènes fait le titre de cette galette. En effet, Nikos Skalkottas passe les seize dernières années de sa vie à l’ombre de l’Acropole, la guerre entravant considérablement tout déplacement. À l’âge de quarante-cinq ans, il y décède d’une nécrose ischémique viscérale, le 19 septembre 1949. Ramou a élu trois Suites en quatre mouvements composées en 1940 et 1941, clairement marquées par la fréquentation de Schönberg. La déambulation sérielle du Largo de la Suite n°2 fait place à une Gavotte inspirée, une brève Rhapsodie virtuose venant articuler l’édifice avant une Marsch fort drue. Un Minuetto élégant et complexe, doté d’un calme trio, ouvre la Suite n°3. Theme con variazioni emprunte une phrase d’un ballet de 1938. Après une Marcia funebra farouche qui va s’éteignant, le court final Allegro vivace renoue avec la volubilité caractéristique des opus berlinois. Enfin, la Suite n°4 est engagée par une Toccata ardente et très insistante. Con grazia, l’Andantino qui s’ensuit joue habilement sur le poids accordé à chaque main, à la faveur d’un phrasé presque tendre dont rend fort bien compte l’interprète. En guise de scherzo sonne une Polka robuste que ponctue un tango dénudé. Le lyrisme de la Serenade séduit.
Jusqu’en 2015, la partition de la Suite du ballet « Les gnomes » était tenue pour perdue. Le musicologue Yannis Samprovalakis l’a découvre alors « sur un microfilm conservé aux archives Skalkottas d’Athènes ». Avec elle, Lorenda Ramou complète ici son enregistrement BIS de 2006 d’une page étonnamment proche de Kurt Weill, par certains côtés. Voilà qui donne assurément l’envie d’approfondir la musique de ce compositeur encore mal connu !
BB