Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 19 janvier 2004

Olga Kern
portrait d’une jeune pianiste russe

la jeune pianiste russe Olga Kern interviewée par Bertrand Bolognesi
© dr

Il y a deux ans, nous découvrions Olga Kern lors d’un récital qu’elle donnait aux Midis du Châtelet (Paris). Le talent et la sensibilité de cette artiste nous conduisaient l’été suivant à l’écouter au Festival de Radio France et Montpellier où sa prestation confirmait la première impression : une immense musicienne, assurément. De récitals en concerts et en disques, c’est toujours avec la même passion que nous suivons la pianiste russe qui, aujourd’hui, nous accorde cet entretien, quelques heures avant de jouer à Paris où elle demeure encore trop rare.

Quels ont été vos maîtres ?

Ceux de l'École Centrale de Musique. J'ai eu un professeur extraordinaire : Evgueni Timakine. Il a quatre-vingt huit ans, mais du temps où j'étais son élève, il était en pleine forme. Il a formé de grands pianistes, comme Ivo Pogorelich, par exemple. Il avait sa méthode qui remontait à l'époque tsariste du piano russe. Je suis tout à fait heureuse d'avoir eu ce professeur. Mon tout premier professeur a été ma propre mère qui était également pianiste. Je suis originaire d'une famille où tout le monde est musicien. En commençant par mon arrière-arrière-grand-mère qui était une grande copine de Tchaïkovski. Mon arrière-grand-mère était chanteuse et travailla avec Rachmaninov. Et mon grand-père est aussi un musicien connu. Il a quatre-vingt six ans. Il est professeur de hautbois, et je rencontre beaucoup de ses élèves dans le monde entier. Dernièrement, j'étais au Metropolitan Opera à New York, par exemple, et j'ai vu que le hautbois solo de l'orchestre est un élève de mon grand-père. Mon père est un pianiste qui travaille à l'orchestre du Théâtre Bolchoï. Ma mère est pianiste aussi et professeur de piano. Il était assez normal que je devienne pianiste puisque j'ai toujours voulu le devenir. Après l'Ecole Centrale de Musique, j'ai fait mes études au Conservatoire Tchaïkovski, auprès de Sergeï Dorenski, et ensuite à l'équivalent moscovite du Conservatoire Supérieur parisien. Quand j'étais dans ce conservatoire, je faisais en même temps mes études en Italie, où j'ai suivi pas mal de master classes. J'ai donc eu beaucoup de maîtres différents, dont Boris Petrushanski, qui a préparé les meilleurs pianistes. C'est vraiment très important dans la vie d'un musicien !

Naître dans une famille de musiciens peut être un avantage ou un inconvénient, c’est selon le cas, ou en tout cas présenter certaines difficultés ; qu’en fut-il pour vous ?

Non, pas du tout. Que du plaisir !

J’ai eu le plaisir de vous entendre plusieurs fois, dans le répertoire russe, bien sûr, mais encore dans la Sonate de Barber. Pensez-vous qu’il y ait dans cette musique une filiation avec les compositeurs russes ?

Pour commencer, je ne joue pas exclusivement de la musique russe ! Ce serait complètement impossible. C'est une chose incroyable, mais il n'existe pas de mauvaise musique, à mon avis. La Sonate de Barber est l'un des chefs-d'œuvre de la musique américaine. Barber était vraiment un musicien remarquable. Pour son opéra Vanessa, le Concerto pour piano, ou encore l'Adagio. Cette musique est vraiment magnifique. Je l'ai d'abord découverte par deux enregistrements : celui de Horowitz puis celui de Van Cliburn. Ces interprétations sont fondamentalement différentes mais charmantes toutes les deux. C'est pourquoi j'ai pensé que si je me présentais à un concours en Amérique, j'étais obligée d'apprendre à tout prix cette pièce. Je ne sais pas s'il y avait vraiment un lien entre Barber et les compositeurs russes ; peut-être les a-t-il vus, puisque beaucoup de ces musiciens ont vécu en Amérique ; mais en général je trouve son style vraiment unique. Il est un classique de la musique de son pays.

La nouvelle génération de pianistes russes joue volontiers la musique d’Olivier Messiaen. Vous-même la jouez…

J'aime beaucoup Messiaen, en premier lieu parce qu'il était, avec Prokofiev, le compositeur préféré de mon père. Il m'a révélé des aspects de Messiaen qu'aucun livre ou manuel n'aurait su me montrer, ni moi toute seule, parce qu'il est en train de les étudier encore. Il a même fait quelques recherches sur son œuvre, et m'a beaucoup expliqué certaines choses assez particulières et très importantes à propos de son style. Ses travaux explorent la manière dont Messiaen composait. Il est impossible de mémoriser ses partitions, d'essayer de les retenir, sans en savoir tout le schéma compositionnel.

la talentueuse pianiste russe Olga Kern saisit en plein vol par Jiří Sláma
© jiří sláma

Par exemple, dans la dernière période, il commence par très peu de notes pour les accumuler, les augmenter vers la fin, et ensuite il les diminue encore. Dans de cette forme, on trouve des traits réduits qui observent le même principe. En connaissant la structure générale mais aussi tous ses détails, l'interprétation devient plus intéressante, forcément. Bien sûr, ces opinions sur la musique de Messiaen ne peuvent s'appliquer à tout le catalogue du compositeur. Par exemple, les Vingt regards sur l'enfant Jésus sont totalement différents. Ce contraste entre divers
aspects de son style est intéressant.

Quels sont les compositeurs que vous aimez le plus interpréter, et pourquoi ?

Bien sûr, j'adore la musique russe, parce qu'elle m'est naturellement léguée par ma famille. C'est pourquoi je la ressens avec évidence. Je ne peux pas dire qu'elle soit ma musique préférée, mais elle est importante, elle signifie beaucoup pour moi. Et, comme je vous l'ai dit, la mauvaise musique n'existe pas ! Chaque compositeur, pour moi, a son propre style. Chez Messiaen, je peux toujours trouver quelque chose qui me touche, que je puisse faire mien. Mais aussi chez Scarlatti, Bach, Beethoven, Chopin, Mozart, Schumann, Brahms, Schönberg, Prokofiev, Messiaen, Debussy, tous absolument. Il y a des choses charmantes dans les œuvres de chacun d'eux, évoquant des univers tout à fait différents.

Vous avez enregistré le Concerto Op.23 n°1 de Tchaïkovski : vous y choisissiez une sonorité délicate dans l’Andante, dans une lecture qui jamais ne s’épanche, qui est marquée par une tenue qu’ont peu d’enregistrements de cette œuvre. Comment l’avez-vous abordée ? Est-il difficile de rendre compte de l’équilibre de l’écriture de Tchaïkovski ?

Chaque œuvre, chaque concerto, et surtout le plus connu, doit être joué exactement comme le compositeur le souhaitait. En principe, tout est écrit : on n'a pas à dire plus que ce qui est écrit, à mon avis. J'ai commencé à apprendre ce concerto quand j'étais encore toute petite, que j'allais à l'école ; ma mère l'a voulu, et mes professeurs aussi. Parce que bien connaître le Concerto de Tchaïkovski pendant son enfance est très important pour devenir musicien. Bien sûr, lorsque c'est le cas, la perception qu'on en aura plus tard est très différente de celle d'un artiste qui le travaille déjà adulte. Si vous le jouez depuis de nombreuses années, votre compréhension de l'œuvre évolue. Chaque année, cette vision va changer. Pendant un certain temps, je l'ai mis de côté, je ne l'ai pas joué, je n'y ai pas touché. En principe, il faut vivre, dans le sens qu'il faut laisser le temps passer. Dans la musique classique russe, le temps a toujours été très important. Dans le 1er Concerto de Tchaïkovski comme dans ceux des autres compositeurs russes. Ce qu'il a voulu faire et ce qu'il a fait est devenu essentiel pour toute la musique russe qui suivit. Il y a des moments de la vie du compositeur qui étaient si importants pour lui qu'il les a inscrits dans sa musique, par exemple dans la deuxième partie. C'est le matin en hiver, et la nature russe est tellement incroyable quand il y a du soleil et de la neige ! La neige gelée qui brille sous le soleil... Le milieu du second mouvement est unetroïka, et savoir cela est tellement important pour l'interprétation ; lorsque vous avez trouvé votre conception personnelle du concerto, savoir cela clarifie tout, simplifie tout.

Vous entendra-t-on bientôt en France, avec un orchestre ?

Je n'ai joué qu'une seule fois en France avec orchestre ; c'était à Lille, le Concerto de Tchaïkovski et le dernier concerto de Mozart. Et j'espère bien recommencer ! Actuellement, j'ai plus de propositions aux États-Unis. Mais je commence à développer ma carrière en Europe : je suis très contente de pouvoir jouer en Italie, en Suisse, en Allemagne. Je souhaite que l'on m'entende ici bientôt...