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Chroniques
Olivier Messiaen
Vingt regards sur l’Enfant-Jésus
Alors qu’il vient juste d’achever Trois petites liturgies de la Présence Divine (pièce pour ensemble d’une demi-heure, élaborée entre novembre 1943 et mars 1944, puis jouée en avril 1945), Olivier Messiaen s’attelle à la composition de Vingt regards sur l’Enfant-Jésus, du 28 mars au 8 septembre 1944. Ce qui devait n’être au départ qu’une poignée de pièces à destination d’un programme radiophonique autour de la Nativité – un « accompagnement musical pour Douze Regards » de l’écrivain Maurice Toesca, lequel prévoit aussi un projet d’édition avec illustrations de Rouault et Picasso – devient une œuvre colossale, l’un des cycles pianistiques fondateurs du XXe siècle.
En effet, ce sont presque deux mille mesures nécessitant une paire d’heures d’écoute qu’Yvonne Loriod, élève et dédicataire du compositeur, joue d’abord par extraits (Théâtre La Bruyère, Conservatoire) ou lors d’un concert privé chez Guy-Bernard Delapierre – égyptologue connu en captivité, qui avait déjà abrité l’une des auditions du Quatuor pour la fin du temps au sortir du Stalag VIII A –, avant la création proprement dite à la Salle Gaveau, le 26 mars 1945. Pour l’occasion, Messiaen a préparé des commentaires qu’il distille avant chaque pièce, mélange de mobiles spirituels et de lois complexes de la symbolique des nombres qui concourent à l’architecture générale, que Le Figaro et Le Temps, notamment, ne se priveront pas de railler. Voici pourtant qui éclaire l’ouvrage dans son entier :
« Dom Columba Marmion (le Christ dans ses Mystères)et après lui Maurice Toesca (les douze Regards) ont parlé des regards des bergers, des Anges, de la Vierge, du Père céleste : j’ai repris la même idée en la traitant de façon un peu différente et en ajoutant seize nouveaux regards. Sans parler des chants d’oiseaux, carillons, spirales, stalactites, galaxies, photons, des textes de saint Thomas, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Lisieux, des Évangiles et du Missel m’ont également influencé. Plus que dans toutes mes précédentes œuvres, j’ai cherché ici un langage d’amour mystique, à la fois varié, puissant et tendre, parfois brutal, aux ordonnances multicolores ».
Le 24 septembre 1969, bien avant la fin de ses études avec Henryk Mikołaj Górecki et Czesław Stańczyk, le compositeur et pianiste Eugeniusz Knapik (né en 1951) découvre les Vingt regards sous les doigts de John Ogdon, à Varsovie. « Après ce concert, avoue-t-il, pendant trois jours, je fus comme en délire… ». Avec celle de Scriabine, Ives, Schönberg et Webern, il approfondit l’œuvre pianistique du Français avec Stańczyk et va désormais la promouvoir. À Katowice, le 4 janvier 1977, il est le premier Polonais à jouer en public ce message d’amour et d’espoir avant de l’enregistrer, entre les 25 et 28 novembre 1979 – à la suite d’Yvonne Loriod (en 1956 et 1973), John Ogdon, Michel Béroff, Thomas Rajna (1969), Peter Serkin (1973) et Jocy de Oliveira-Carvalho (1977).
Sous l’égide du sinistre général Jaruzelski, la loi martiale qui frappe la Pologne entre le 13 décembre 1981 et le 22 juillet 1983 (couvre-feu, censure, fermeture des frontières, internements arbitraires, etc.) empêche la commercialisation de l’enregistrement, dès lors abandonné aux archives de la radio. Il n’est que justice pour l’interprète que ce document refasse surface aujourd’hui. On y découvre un toucher partagé entre élégante béatitude (Regard du Père) et fougue tribale (Regard des Prophètes…), qui aborde ce chef-d’œuvre religieux sans l’emphase du mystère (Regard de l’Étoile), convoque de riches échos colorés et soigne demi-teintes, respirations et silences – un parcours sans faute qui s’achève sur un Regard de l’Église d’amour tout vibrant de gloire.
LB