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Dossier
Opéra de Nancy et de Lorraine
les murs ont des oreilles #2
Après les aléas des théâtres allemands et français de Strasbourg, dans le cadre d’une présentation de l’Opéra national du Rhin, c’est l’histoire passionnante d’un édifice typiquement baroque – voire de deux –, remanié juste après la Grande Guerre par l’architecte Joseph Hornecker que nous présentons à nos lecteurs : en route pour Nancy, la prestigieuse cité du grand duc Stanisław Leszczyński !
la cour de Lorraine
Au début du XVIIIe siècle, la cour de Lorraine développa un goût pour les fastes, religieux ou non, qui favorisa les collaborations entre les représentants du pouvoir politique et les artistes. Ce trait s'érigea bientôt en tradition locale, suscitant de grandes réalisations afin d'abriter les événements festifs. Ces constructions n'ont pas toujours vécu jusqu'à nos jours. Ainsi a-t-on même oublié que Nancy connut à cette époque deux maisons d'opéras avant celle qu'on lui connaît aujourd'hui. La guerre de Trente Ans (1618-1648) enfin terminée, la Lorraine connait la paix pour quelques brèves années. Louis XIV rendait au duc Léopold les états de ses ancêtres par lestraités de Ryswick (1697). Vint alors une période de prospérité qui donna à s'exprimer aux artistes.Élevé à la cour de Vienne, le duc Léopold ainsi que son épouse Élisabeth-Charlotte d'Orléans, nièce du Roi Soleil, avaient un goût prononcé pour les spectacles de cour. Dès les premiers temps de leur règne lorrain, deux artistes français sont engagés : le maître de ballet Claude-Marc Magny et le maître de musique Jean Regnault que le célèbre compositeur Henry Desmarest vint remplacer en 1707.
Tragédies lyriques et comédies-ballets réclament une salle. Le duc décide de souligner son prestige en faisant construire un opéra en sa bonne ville de Nancy où il espère s'installer lorsque la paix sera parfaitement stabilisée, sa cour se trouvant pour l’heure au château de Lunéville. L'arrière du Jardin des Cordeliers, contre le rempart de la Citadelle est choisi à cet usage. Début 1708, on confie les travaux au fameux architecte Francesco Galli da Bibiena(1659-1739), bolognais issu d'une lignée d'architectes, d'ingénieurs et de décorateurs de théâtre de renom. L’Émilien construit en vingt mois un théâtre baroque tempéré de classicisme qui, en son temps, fera l'orgueil de la Lorraine.
les projets Bibiena
Bibiena dessine un premier projet dont on peut voir aujourd'hui trois planches au Musée Historique Lorrain. Sa salle devait être ronde, dotée de quatre étages de loges séparées entre elles par des colonnes richement sculptées et décalées les unes des autres. Surmontée de la loge ducale, l'entrée principale se serait trouvée face à la scène. Les travaux commencent à peine que Bibiena change ses plans. Les dessins du Museo Nacional d’Arte Antiga (Lisbonne) et leur réplique du Cabinet des dessins du Musée du Louvre nous permettent d'imaginer l'opéra tel qu'il fut réalisé. La salle est agrandie, gagne en hauteur et perd sa forme ronde pour prendre celle d'une ellipse. Signature du clan Bibiena, l'ellipse et plus encore le fer à cheval offrent aux théâtres lyriques l’acoustique et la visibilité idéales.
On accède au parterre directement après avoir traversé un couloir orné de lambris sculptés. Les entrées principales sont constituées de trois grandes portes à vantaux en chêne. S’y ajoutent deux loges réservées au souverain, se faisant face de part et d'autre de la fosse d'orchestre. Imposant portique à colonnes corinthiennes soutenant un riche baldaquin surmonté de la couronne ducale, la grande loge ducale est assez vaste pour accueillir l'escorte du prince. On orne de balustres les loges du public et l'on ramène chaque étage au même niveau. Scènes et figures allégoriques décorent le plafond en trompe-l'œil, ainsi que les symboles omniprésents de la famille ducale : croix de Lorraine, croix de Jérusalem, aigles (alérions), trophées d'armes peints aussi bien sur le rideau de scène que brodés sur les tentures des baldaquins des loges. Le bâtiment forme un rectangle de soixante-deux mètres de long sur dix-huit de large. Les entrées se font sur les petits côtés, la principale se trouvant près de la rue des Cordeliers. Les dispositifs scéniques passionnent Bibiena : on transporte à l'opéra les décors peints au Palais ducal dont il est l’hôte. Menuisiers, sculpteurs, charpentiers et peintres sont sollicités sans relâche jusqu'à à l'automne 1709 qui voit naître l'œuvre de l'Italien : un opéra baroque élégant, voué à la gloire de son commanditaire.
la fin de l'opéra de Bibiena
C'est le 9 novembre 1709 que la duchesse Élisabeth-Charlotte de Lorraine l'inaugure, assistant au Temple d'Astrée de Desmarest. Pourtant, l'avenir de ce bel écrin tourne court. Il sert à peine pour quelques spectacles réservés au duc et à son entourage. Desmarest y présente Diane et Endymion en 1710, on joue Amphitryon 1713 etLe bourgeois gentilhomme quatre ans plus tard. Léopold meurt en 1729. La Régente fait construire en 1733 un théâtre à côté du château de Lunéville : l'Opéra de Bibiena devient donc parfaitement inutile. Aussi en défait-on toutes les loges qu'en 1738 l’on transporte à la Comédie de Lunéville sur ordre du Prince Stanislas (Stanisław Leszczyński). De même retrouvera-t-on ses galeries autour des pièces d'eau du jardin. L'opéra défiguré devient une salle de théâtre, puis une caserne, pour finalement être démolie en 1818. Il n'en reste rien que les dessins de Bibiena qui attestent qu'il fut l'un des plus beaux d'Europe. En échange du Grand Duché de Toscane, François III, fils du duc Léopold, cède par le Traité de Vienne (1737) ses états de Lorraine et Barrois à Stanisław Leszczyński (1677-1766), roi de Pologne en disgrâce qui, à soixante ans, devient ainsi duc de Lorraine. Il n'a aucun pouvoir politique, financier ou administratif, le chancelier Antoine-Martin Chaumont de La Galaizière gérant réellement la province.
Formant le projet de faire de Nancy une ville à l'architecture convoitée, Stanislas [adoptions son nom à la française] entreprend de grands travaux.Il confie à Emmanuel Héré de Corny (1705-1763) l'exécution du grand ensemble monumental créé à la jonction de la ville-vieille et de la ville-neuve : une place royale dédiée à son beau-père, Louis XV, reliée à la place de la Carrière par un arc de triomphe. Le Prince souhaite situer son théâtre dans le plan de la nouvelle Place Royale, sans qu'il donne directement dessus. Premier peintre et architecte de Stanislas, André Joly est sans doute l'auteur des plans de la salle et certainement celui des peintures. Claude Mique se charge de la construction, Girardet de la décoration,André Dron des dorures et Jean Lamour de la serrurerie. La Comédie forme un rectangle de quarante mètre de large sur seize de profondeur, avec trois étages de loges. Un beau vestibule orné d'une colonnade ionique en forme l'accès. Elle est inaugurée le 26 novembre 1755, en même temps que la Place Royale. Peu à peu on la surnomme la Bonbonnière.
À partir de 1759, des directeurs de théâtre se chargent de son exploitation, à leurs risques et périls puisque aucune subvention ne leur est allouée pour ce faire. Ayant à batailler contre d'innombrables difficultés, dont le peu de garantie d'assurer une recette, ils se succèdent à un rythme vertigineux. On convient que les saisons ouvrent de la fin novembre à la mi-août, que les spectacles commencent à 17h15 pour finir entre 20h et 21h, que les places sont peu chères, celles du plateau se voyant réservées à la noblesse et aux notables jusqu'à la Révolution. Les Nancéiens viennent écouter là les vedettes parisiennes : LeKain (Henri-Louis Caïn), Préville (Pierre-Louis Dubus), Louise-Françoise Contat, Justine Favart, la belle voix de Madame de Saint-Huberty (Anne-Antoinette-Cécile Clavel). Ils boudent les troupes sédentaires.
À Nancy, la situation du théâtre demeure critique pendant tout le XIXe siècle. Les directeurs s'obligent à alterner les genres pour satisfaire le public – comédie, lyrique, tragédie, vaudeville. La gestion du théâtre s'est avérée si délicate qu'il connût des saisons sans directeur durant lesquelles les artistes formèrent société, la municipalité et le Ministère de l'Intérieur intervenant au final pour sauver l’institution. Quelques grands moments, comme la venue de François-Joseph Talma en 1816, ou la brillante saison 1867-68, année de l'Exposition Universelle, avecMignon d’Ambroise Thomas et La vie parisienne de Jacques Offenbach, marquent leur temps. Directeur de la saison nancéienne 1884-85 et futur patron de l'Opéra Comique, Albert Carré invite les célébrités du moment. Cette année-là,Aida remporte un grand succès. Entre 1889 et 1892, les opéras d’Halévy et de Meyerbeer ont la faveur du public.
les quatre rénovations de la Comédie
À la fin du XIXe siècle, la Comédie avait bien mauvaise allure, malgré les nombreuses rénovations dont elle avait été l'objet. Les premiers grands travaux datent de 1784. On installa un café sous le péristyle, de nouvelles loges et une coupole ornée de portraits de musiciens et d'auteurs dramatiques. Le peintre Jean-Baptiste Charles Claudot (1733-1806) fut chargé de la décoration. Conservé au Musée Historique Lorrain, un dessin de Nicolas Grillot montre la salle à cette époque. En 1821, le plafond fut refait, les loges avancées afin de permettre une meilleure visibilité et, pour la première fois, on installa un lustre. En 1851-52, on supprima le café, la salle fut repeinte en or et blanc ; le plafond montrait des amours dansant dans un ciel vaporeux. 1884-85, enfin : sous la direction d'Albert Carré, on augmenta les becs d'éclairage et l'on refit les fauteuils et le foyer. Après l'incendie qui ravagea l'Opéra-Comique, on remplaça par l'électricité l'éclairage au gaz, dès 1888. Malgré tous ces récents aménagements et les efforts fournis pour proposer un confort plus grand, les spectateurs désertaient le théâtre de Stanislas pour se tourner vers de nouveaux plaisirs : les premiers cinémas ouvraient leurs portes, les Concerts du conservatoire attiraient les foules dans la toute nouvelle Salle Poirel, inaugurée le 6 novembre 1889. Finalement, l’incendie qui ravage l'Opéra en 1906 fait germer l'idée d'une nouvelle salle de spectacles…
le Théâtre de Nancy et de Lorraine
Le 4 octobre 1906, soit l'avant-veille de sa réouverture après restauration, la bien aimée Bonbonnièreprend feu. C'est un immense brasier, mais fort heureusement, le pavillon en façade ainsi que les immeubles qui donnent sur la place Stanislas échappent aux flammes. Ouverte une quinzaine d’années plus tôt, la Salle Poirel joue alors le rôle de théâtre de fortune, une situation qui aurait dû n’être que provisoire mais qui dura quelques treize ans, à cause des rebondissantes péripéties dont est animée la reconstruction du théâtre, mais aussi de la paralysie générale due aux années de guerre. Où construire un nouveau théâtre ? Pas au même endroit, qui offrirait trop peu de libertés. Peut-être sur la place Dombasle ou sur la place Carnot, en haut de la rue Saint Jean, voire dans le quartier Croix de Bourgogne... Parce qu’elles posent trop de problèmes d’expropriation, aucune de ces idées n'est envisageable. Du coup, on opte pour la reconstruction de la Comédie de Stanislas, ouvrant un concours d'architecture en novembre 1906. Le choix de l'artiste à qui confier le nouvel édifice n'est pas moins délicat. Deux projets sont retenus parmi les dix-sept concurrents : l'un, plébiscité par le public, conçu par Emile André et Gaston Munier, l'autre réalisé par l'architecte Joseph Hornecker (1873-1942). C'est au final à celui de Hornecker que le jury décerne le premier prix.
Le 24 août 1910 est donné le premier coup de pioche. Les travaux de démolition s'avèrent difficiles : le bâtiment doit être évidé sans toucher à la façade ni aux murs, rue Sainte Catherine ; le sous-sol demande un assèchement de plusieurs mois, la place Stanislas étant construite sur un marais. L'impossibilité de suspendre la circulation dans la rue Sainte Catherine n'arrange pas les choses. Alors que tout finit par s'éclaircir, la mobilisation générale vient tout suspendre. Il faut attendre 1919 pour voir reprendre les travaux. Les détails décoratifs sont mis au point par Hornecker pendant la construction du gros œuvre : les dessins conservés à la Bibliothèque municipale de Nancy témoignent du soin qu'il y apporta. Un effort commun à tous les corps de métier donne au théâtre une splendeur digne du passé. Les sculptures extérieures et intérieures, les escaliers de marbre, l'ébénisterie, la ferronnerie, l'éclairage, les dorures, tous les éléments de décoration sont assumés par les meilleurs artistes avec une exceptionnelle minutie. L'accès au théâtre se fait alors par trois larges baies, l'escalier d'honneur et ceux de côtés facilitant l'accès au foyer et aux étages. Le Grand Foyer est une pièce somptueuse, toute baignée de lumière, grâce aux hautes fenêtres et à l'abondance de lustres, offrant une vue magnifique sur la place Stanislas. Les troisièmes galeries sont dotées de toutes les commodités : des vestiaires et des accès indépendants fort utiles en cas d'incident et, surtout, unBar orientalau décor chatoyant. Respectueux de l'avis de Charles Garnier qui pensait que le rouge était favorable aux salles de spectacles, Hornecker adopta cette couleur pour la salle. Par sa chaude tonalité, ses belles proportions et des dimensions restreintes, le nouveau théâtre réussit le pari d'allier beauté et confort d'écoute.
l'Opéra de Nancy aujourd'hui
Pour retrouver son éclat d'origine, l'Opéra a été restauré à l'identique il y a sept ans. Il brille plus de cinquante soirs par an pour les productions de l'Opéra de Nancy et de Lorraine, les concerts de son orchestre, tout en accueillant les créations du Ballet de Lorraine. On put y apprécier divers spectacles lyriques, parfois audacieux et orignaux, ces dernières saisons, comme Aventures et nouvelles aventures de György Ligeti (1923-2006) couplé avec Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies (né en 1934) dans une mise en scène de Brigitte Jacques et dirigés par Pierre Boulez (1983), la création française de Lady Macbeth de Mzensk de Dmitri Chostakovitch que l'on doit à Antoine Bourseiller (1988) ; plus récemment l’on y remarquait une production fort intéressante de La Bohème signée Jean-Claude Berutti [lire notre chronique du 26 décembre 2002] et le travail de Carmelo Agnello pour Il Prigioniero de Luigi Dallapiccola [lire notre chronique du 20 février 2003. Grâce aux actions d'ouvertures menées depuis plusieurs années, l'Opéra a réussi son nouveau pari, être accessible à un très large public afin que l'histoire des Opéras de Nancy, la beauté de leurs architectures et la magie de leurs scènes soient vivantes pour longtemps encore.