Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 21 juin 2009

Oscar Strasnoy | Ecos
portrait du compositeur autour d’une œuvre

le compositeur argentin Oscar Strasnoy photographié par Martin Felipe
© martin felipe

C'est autour de quatorze pièces solistes imaginées dans le sillage des Sequenze de Luciano Berio que nous vous invitons à rencontrer Oscar Strasnoy. Cet été, les instrumentistes de l'ensemble 2e2m créeront les Ecos dans le cadre du Festival des Arcs qui en est le commanditaire. Oscar Strasnoy est né à Buenos Aires en 1970. Élève de Guy Reibel, Gérard Grisey et Hans Zender, à Paris et Francfort, il est bientôt en résidence à Stuttgart et à Kyoto, tandis que son opéra Midea est remarqué et primé par Berio. Compositeur, chef d'orchestre, pianiste et professeur dans le domaine du théâtre, son œuvre trouve un ancrage particulier dans la littérature, comme en témoignent ses ouvrages inspirés de Gombrowicz, de Kafka, etc. Outre les Ecos qui font l'objet de cette conversation, deux pièces pour orchestre seront créées prochainement à Radio France, tandis que les opéras Le Bal et Un retour verront le jour à Hambourg en mars 2010 et au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2010.

À partir du 19 juillet et jusqu’au 4 août seront créés vos Ecos, quatorze pièces imaginées autour des Sequenze de Luciano Berio, quatorze pièces qui vous ont été commandées par l’ensemble 2e2m et le Festival des Arcs

Oui, cette édition du festival me semble proposer un bon couplage, puisqu’on y entendra toute la musique de chambre de Johannes Brahms (nettement plus intéressante que ses symphonies), quelque chose de germanique et de sérieux, avec Schönberg, et l’Italie particulière des Sequenze de Berio.

Comment les avez-vous imaginées ?

Au départ, l’idée vint d’Éric Crambes, le directeur du Festival des Arcs ; une idée prêt-à-porter, dira-t-on. Comme vous le savez, j’ai souvent travaillé avec la référence, qu’il s’agisse de la cantate (Kafka/Bach) – Hochzeitsvorbereitungen – ou d’autres œuvres, comme ces fins de symphonies de Beethoven que j’ai continuées. Éric nourrissait depuis longtemps le projet de présenter une intégrale des Sequenze. La réaliser fut l’occasion de me passer commande d’un commentaire. Je ne voulais pas faire un hommage ou un à la manière de.
J’ai pris un élément minuscule de chaque Sequenza à partir duquel ma musique est allée ailleurs. Puis j’ai souhaité que les instrumentistes disent du texte, et le disent systématiquement dans leur langue maternelle (moi-même, je parle spontanément dans ma langue maternelle aux enfants ou aux animaux, sans le vouloir). Je demande que ce soit dit sans aucune théâtralité, tout en ayant parfaitement conscience que la théâtralité surviendra d’elle-même. Ce sont des petites phrases, parfois même pas, juste quelques mots, voire les articulations et redondances que l’on rencontre inévitablement dans le vaste répertoire des contes – du genre « et quelques années plus tard… », par exemple. J’ai dans l’idée que l’auditeur complètera le texte manquant par sa culture personnelle, ses références, et aussi sa propre imagination. Le texte apporte une autre dimension. Dès qu’il y a un mot, on quitte l’exclusivement musical. Ces bribes, je les ai puisées dans un texte unique, ce qui rend possible de jouer les quatorze pièces d’affilée en un bloc unifié – peut-être en intercalant des œuvres pour ensemble, je ne sais pas. Intervient là un principe de cycle absent des Sequenze de Berio. Entre la première et la dernière, une cinquantaine d’années s’est écoulée, il est passé par plusieurs étapes de sa vie musicale, tandis que pour moi, la composition ne s’étale que sur deux mois !

Vous êtes-vous plus ou moins attaché à la virtuosité de la source inspiratrice ?

La référence de Berio est, bien sûr, la grande virtuosité italienne. Ma seule référence, c’est Berio lui-même. Il est allé jusqu’au bout des possibilités techniques de chaque instrument à l’époque où ces pièces furent composées, sans pousser jusqu’aux périphéries sonores d’un Lachenmann. Il serait inutile et superficiel d’insister dans le même sens, de même qu’il me paraîtrait stupide d’essayer d’emmener ces pages de Berio dans l’univers bruitiste de Lachenmann. Le pari de faire jouer un écho après une Sequenza se place sur une fragile ligne de rupture : il s’agit bien de garder une identité propre en glissant de mini-références à Berio dans mon style tout en restant détaché de la force de l’original – ce n’est en rien une annexe, un supplément ou un exercice de style.La musique se veut extrêmement condensée (chaque pièce ne comptera que deux minutes, à peine), comme la poudre de jus d’orange à laquelle vous additionnez l’eau pour en obtenir le jus. En fait de virtuosité, elle est donc ici une référence par personne interposée.

Avez-vous connu Berio ?

Oui, je l’ai rencontré à la fin de sa vie. C’est lui qui a programmé mon premier opéra, Midea, d’abord à Spoleto, puis à Rome. Il était déjà malade. Avec lui, je n’ai pas eu de véritable relation d’élève ou de disciple. Il a écouté ma musique et, très gentiment, m’a recommandé ici et là, ce qui m’a énormément aidé.

À plusieurs reprises votre musique a visité celle du passé, avec Bach, Schubert ou Beethoven, mais aussi des univers musicaux fort différents, comme la variété. Comment décririez-vous votre démarche ?

le compositeur argentin photographié à Paris par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

En littérature, Borges nous a parlé de choses qui se sont passées il y a très longtemps. En même temps, ce n’était pas des faits objectifs. La référence devait être suffisamment petite pour qu’aucune histoire n’aille en vérifier la véracité. Dans ses livres, l’importance du fait de référence tient précisément à l’absence d’une signification trop précise. Eh bien, dans ma musique, lorsque je me suis interrogé sur le dernier accord d’une symphonie de Beethoven, c’est l’idée de fin qui m’intéressa, l’archétype de la fin. Jamais je n’ai parlé de Beethoven dans cette œuvre-là, bien sûr ! Dans la cantate Kafka/Bach, plus qu’une référence dans le sens strictement stylistique du terme, il s’agit d’une référence culturelle : j’ai désigné l’acte musical comme action dramatique ouvrant des liens de pensée à partir d’une thématique possible vers plusieurs points de vue. Rien d’un objet musical pur à placer dans une ambition esthétique consciente. Pour moi, la vraie recherche musicale est au niveau de la forme – ce qui, paradoxalement, me rapproche du Boulez d’autrefois, après ses expériences, plus tard rejetées, de l’aléatoire.

Et, pour revenir à votre prochaine création, on ne peut que songer à l’aspect référentiel de bien des œuvres de Berio...

Oui, mais c’est très différent. Dans les années cinquante, on faisait table rase, on se détachait de la tradition. Puis Boulez et Berio ont retrouvé le passé, ont réappris le passé qu’ils avaient voulu ignorer. Ils ont réinventé la tradition, pour ainsi dire. Berio peut rejoindre, d’une certaine manière, les débuts du postmodernisme en peinture et en littérature. Mon propre souci serait plutôt de faire en sorte que ma musique puisse coexister avec d’autres musiques qui m’aident à me placer dans un contexte culturel, à me poser dans une totalité a-historique. Aujourd’hui, nous sommes dans l’a-historicisme par excès d’histoire. Jusque dans les années trente, toutes les musiques entendues au concert étaient contemporaines. À présent, l’on nomme de ce terme ancien, contemporaine, une musique qui coexiste en permanence avec celles de passés plus ou moins lointains. Nous nous trouvons immergés dans une boucle qui va de Bach à Madonna, où Jimmy Hendrix, Pierre Boulez et d’autres font partie d’un tout uniforme. Dès lors, peut-on parler d’évolution d’une technique musicale en étant à chaque instant et par tous les moyens possibles bombardé de références ? N’y a-t-il pas quelque chose de désespérément ringard à défendre une évolution stylistique pure dans un tel contexte ? C’est oublier que notre culture n’est plus contemporaine : elle prend l’histoire dans sa totalité.

Un goût fécond pour l’opéra vous anime. Pouvez-vous nous présenter votre prochain ouvrage, commandé par la Staatsoper de Hambourg où il sera donné en mars 2010 ?

Ce nouvel ouvrage a trouvé son inspiration dans Le Bal, le bref roman d’Irène Némirovsky [1], sorte de grande nouvelle à la russe. C’est un grand texte qui nous plonge dans le milieu nouveau riche juif des années vingt qui rêvait de gagner la haute société française sans voir venir la catastrophe où le précipiterait la fin des années trente. Le ton est celui, tout d’ironie tragique, de la pseudo-bourgeoisie juive face au milieu très fermé de l’aristocratie parisienne. Matthew Jocelyn écrit le livret et signera la mise en scène. Peut-être ignorez-vous que j’enseigne le théâtre ? Je suis en relation étroite avec la Comédie de Saint-Étienne, une excellente école. J’y ai dirigé des comédiens dans des stages de vocalité. Depuis plusieurs années, tous mes projets connaissent cette tendance particulière à la théâtralité, qu’il s’agisse de théâtre musical ou pleinement d’opéra.

Y ferez-vous référence à la vie musicale de l’époque évoquée ?

Non, pas directement. Le contexte de la création implique trop d’impératifs. En fait, à Hambourg, l’œuvre sera associée à un monodrame de Wolfgang Rihm et à Erwartung de Schönberg. Au centre de ces deux pièces pour une seule voix, il fallait un opéra qui leur soit proportionné et qui convoque plusieurs personnages, dans une soirée qui s’intitulera Trilogie des femmes. Seront regroupées plusieurs problématiques de femmes : la haine d’une femme envers son amant (Schönberg), la haine d’une femme envers sa patrie (Rihm), la haine d’une femme envers sa mère (Le Bal). Travailler sur une quelconque référence dans le cadre d’une soirée qui mettra ma musique en relation avec de tels géants serait simplement étouffant !

Vous avez donc écrit Ecos et l’opéra en même temps ?

Oui, et c’est un exercice troublant que d’écrire dans la nudité de ces quatorze petites pièces solistes, sans arbre derrière lequel se cacher, et l’opéra où tout se peut cacher, justement – la musique derrière le texte, les chanteurs derrière l’orchestre, etc. Tout le monde se cache derrière tout le monde : c’est le danger d’une certaine musique d’aujourd’hui qui se cache derrière la théorie, la critique, la technologie ou l’institution. Mauricio Kagel faisait faire des exercices à ses élèves pour les obliger à sortir des maniérismes d’aujourd’hui. Cela me préoccupe : comment ne pas sonner comme ceci ou comme cela ?... Le danger français, c’est le centralisme parisien et, plus précisément, ircamien. L’Ircam est hanté d’une sorte d’académisme qu’on pourrait dire baroque.

Avec cet opéra, on croise une nouvelle fois la grande affinité qui vous lie à la littérature…

Je lis plus que je n’écoute de musique. Du coup, c’est sans doute la littérature qui m’influence et m’inspire. C’est une somme incroyable ! En littérature, le langage utilisé est inchangé à travers le temps. Voilà un merveilleux exemple qui contredit la chimère de la musique d’aujourd’hui. On peut faire du nouveau avec la même chose, en fait. Beaucoup de compositeurs naviguent salutairement dans une grande culture littéraire, qu’elle soit théorisée, méthodique, comme chez Boulez, ou totalement ouverte, non spécialisée, ce qui est mon cas.

Vers quels auteurs vous porte votre goût littéraire ?

Vous savez, dans la construction d’une culture littéraire, les années fondamentales sont celles de l’adolescence qui, sur ce sujet, va jusqu’à vingt-cinq ans, environ. Je reste donc influencé par ce que j’ai lu lorsque j’étais jeune. En Argentine, on est toujours à jour avec les auteurs vivants, avec les livres au moment où ils sont publiés, contrairement à une certaine manière européenne de vivre la littérature (la France, en particulier, me semble toujours en retard). Là-bas, Jorge Luis Borges est un peu notre Pierre Boulez littéraire, n’est-ce pas ? Ma culture me vient aussi en héritage. Mon père était lié à Witold Gombrowicz et à Italo Calvino, par exemple. Inévitablement, cette proximité m’a orienté. De même suis-je proche d’Alberto Manguel dont les goûts m’influencent beaucoup – c’est d’ailleurs lui qui m’a indiqué Le Bal de Némirowsky.

Notes :

  1. Le Bal, paru chez Grasset en 1930, disponible aujourd’hui dans la collection Les Cahiers Rouges ; voir film éponyme de Wilhelm Thiele, 1931.