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Le cerveau de Ravel – Vie et mort d’un génie
Le poème symphonique Dédale 39 (en hommage à l’aviation), la pantomime arabe Morgiane et le drame lyrique Jeanne d’Arc sont des œuvres que Maurice Ravel (1875-1937) s’était promis de composer mais qui, pour des raisons médicales, ne purent voir le jour. En effet, à partir de 1932 au plus tard, ce dernier prit conscience d’un mal mystérieux, un « maudit brouillard » qui limita nombre de ses projets – ce que rappelle dans sa préface Manuel Cornejo (président de l’association des Amis du compositeur), tandis qu’il nous revient que, pour sa part, Henri Duparc s’étiolant sentait sa propre tête « pleine de coton hydrophile » (in Lettres à Jean Cras, Symétrie, 2009) [lire notre critique de l’ouvrage]. Trois disciples d’Esculape, Bernard Lechevalier, Bernard Mercier et Fausto Viader, tentent aujourd’hui un diagnostic précis de leur patient-fantôme, à la lumière des progrès de la médecine.
« Penser que moi-même serai un jour le vieux homme au crépuscule » écrit Ravel fin 1906, tandis qu’il voit décliner son père (hémorragie cérébrale, confusion, etc.) jusqu’à son décès, deux ans plus tard. Mis à part ce deuil, le musicien est un privilégié, sans tracas financiers, sentimentaux ou créatifs. Mais le jeune homme d’1m61,trop chétif pour se voir confier le bombardier rêvé, ne sait pas à quoi il s’expose en voulant à tout prix combattre durant la Grande Guerre. C’est à partir de cette période que sa correspondance devient des plus intéressantes pour nos spécialistes attachés à établir un bilan de santé général, pour commencer. On y recense les maux du jeune ambulancier (fatigue continuelle, dysenterie, engelures, etc.) et les remèdes proposés (cacodylate, chirurgie, etc.). Très attaché à sa mère, Ravel confie son manque dans nombre de lettes, et les choses vont empirer au décès de celle-ci, début 1917. Un peu plus tard dans l’année, il est réformé temporairement pour une suspicion de tuberculose. Il retrouve sa liberté pour un quotidien d’insomniaque dépressif parfois hébergé au sanatorium et enclin à des « idées de se zigouiller ». Et si l’envie de vivre et de travailler finit par mener le créateur vers une décennie glorieuse (1920-1929) – comme compositeur, et comme pianiste en tournée –, l’apparition de troubles de l’écriture (1931) annonce malheureusement d’autres années sombres, accentuées par un accident d’automobile (1932), fort tristes à parcourir en détail.
Examinant les antécédents familiaux, des tests musicaux effectués afin de mesurer la dégradation des capacités du maître (1936) et le compte rendu de son opération du cerveau (1937), les trois experts en neurologie proposent donc un diagnostic que nous espérons pouvoir révéler sans les faire frémir, l’intérêt du livre n’étant pas contenu dans cette seule réponse à l’énigme, d’ailleurs ici reproduite de façon semi-cryptique : « une maladie neurodégénérative, se manifestant par une aphasie, une apraxie et une agraphie ». Non, pour le mélomane, l’intérêt est bien plutôt dans le portrait psychologique du musicien, au cœur de l’ouvrage : l’attachement à la mère et la forme de sexualité qui en résulte, une fascination pour les grandes usines et les petits bibelots, et sa coquetterie de dandy qui cohabite avec un attachement aux droits de l’homme. Malgré la proximité du scalpel, Ravel apparaît vivant comme jamais dans cet hommage rendu à l’art par la science.
LB