Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös
Parlando rubato – entretiens avec Pedro Amaral

Éditions MF (2021) 368 pages
ISBN 978-2-9157-9482-3
à travers les opéras de Péter Eötvös, avec le compositeur et Pedro Amaral

Fort belle parution que ce Parlando rubato avec lequel les Éditions MF offrent d’approfondir l’approche de l’œuvre lyrique de Péter Eötvös ! Après le choc que fut Trois sœurs à l’Opéra national de Lyon, en 1998 [lire notre chronique du 24 mars 2012], le compositeur hongrois, qui n’en était pas à son coup d’essai, n’eut de cesse d’écrire pour la scène et d’interroger le genre. Chose rarissime, ses opéras firent l’objet de plusieurs productions, si bien qu’on peut affirmer qu’ils font désormais partie du répertoire. Le chef d’orchestre portugais Pedro Amaral, lui aussi compositeur, s’est rendu au printemps 2010 chez Péter Eötvös à Budapest. Les interviews qu’il a très précisément menées sur un temps restreint forment la colonne vertébrale de son livre sous-titré entretiens, monologues et autres déambulations.

Depuis l’étonnant Harakiri (1973), tout imprégné du rituel par lequel Yukio Mishima mettait fin à ses jours en 1970, jusqu’à Die Tragödie des Teufel créé à la Munich en 2010, en passant par Trois sœurs qui déstructure radialement la célèbre pièce d’Anton Tchekhov [lire nos chroniques du 11 avril 2013 et du 14 septembre 2018], nous abordons l’adresse d’un metteur en scène par la musique, tel qu’Eötvös lui-même se présente, qui, bien que cultivant l’expérience, ne s’en remet guère à la maîtrise : chaque nouvel opéra provoque une forme inédite, un traitement particulier, et ne saurait générer aucune redite. La passion pour le théâtre, nourrissant depuis l’adolescence l’imaginaire de l’artiste, induit une exigence extrême avec sa saisine musicale.

Encore faut-il remonter aux années de jeunesse pour mieux comprendre la démarche du musicien. Admis à la Hochschule für Musik de Cologne au printemps 1966, à l’âge de vingt-deux ans, celui-ci est d’emblée confronté à deux influences parfaitement antagonistes : d’un côté Bernd Alois Zimmermann, dont il pratique techniquement le ballet Musique pour les soupers du roi Ubu et surtout l’opéra Die Soldaten [lire nos chroniques des productions de David Pountney, Willy Decker, Alvis Hermanis, Calixto Bieito, Andreas Kriegenburg, Vassili Barkhatov, Peter Konwitschny et Carlus Padrissa] ; de l’autre Karlheinz Stockhausen qui l’engage d’abord comme copiste de Telemusik puis au sein du groupe d’instrumentistes dévoué à son œuvre. « Eötvös était lié à deux polarité esthétiques opposées à travers les figures antagoniques de Stockhausen et Zimmermann qui, d’une certaine manière, représentaient la rupture et la tradition dans la musique germanique de l’époque. Ces deux figures esthétiques antinomiques marqueraient à jamais sa formation personnelle », conclut Amaral sur cette période.

Au cœur des années soixante-dix, le jeune compositeur prenait appui sur la crise de l’opéra en imaginant Radamès, le guerrier égyptien amoureux d’Aïda dans le drame de Verdi. « Le comique, c’est qu’on a un seul chanteur, terrorisé, et trois metteurs en scènes hyperactifs autour de lui. Cette situation absurde et burlesque a pour origine une influence du théâtre japonais, le bunraku […], théâtre de marionnettes », confie-t-il à l’auteur du livre. Cette œuvre délicatement insolente et très libre, de laquelle Eötvös parle avec beaucoup d’affection, contient de nombreux germes des grands opus lyriques à venir. Vingt ans plus tard commençait l’atelier de Trois sœurs, bientôt suivi du subtil As I crossed a bridge of dreams – « là, pour une fois, j’ai écrit exactement le genre d’œuvre dramatique et musicale dont je rêvais » –, plus tard revisité par Lady Sarashina [lire notre chronique du 11 mars 2008].

C’est en explorant ses souvenirs de chansons françaises entendues à la radio pendant son enfance (Aznavour, Brassens, Brel, Ferré, Montand, mais aussi Fréhel et Piaf) que le compositeur aborde la pièce de Jean Genet, Le Balcon, qu’il livre au Festival d’Aix-en-Provence en 2002 [lire nos chroniques du 25 janvier 2004, du 28 janvier 2005, du 20 novembre 2009 et du 8 mai 2020]. Dans la limitation d’effectif induite par la commande de l’Ensemble Intercontemporain, il trouve un allié idéal et invente un orchestre de salon, celui du cabaret : les « références multiples à des styles hétérodoxes choquèrent tout de suite une partie du milieu musical. Genet souffre d’une cristallisation malheureuse de la vision qu’on se fait de son univers. Il y a presque une sacralité de son œuvre, une sorte de lecture définitive qui me semble vraiment aux antipodes de tout ce à quoi il pouvait aspirer comme écrivain. Je reste tout à fait persuadé que l’idée de cabaret est absolument compatible et même toute naturelle par rapport à l’univers de la pièce originelle dont l’action se passe la plupart du temps au bordel ». Il s’empare peu après de la pièce de Tony Kushner, Angels in America : son opéra serait créé au Théâtre du Châtelet à l’automne 2004. Ce portrait des États-Unis s’inscrit, lui aussi, dans la culture de ce pays et dans sa langue [lire notre chronique du 6 février 2021].

Le temps des démons survient en 2007, avec Love and other demons d’après le roman de Gabriel García Márquez – « un écrivain colombien issu d’une culture lointaine pour lequel les Hongrois ressentent une immense affinité, une affinité si grande que beaucoup de mes compatriotes, incapables de dire le nom d’un seul de nos romanciers ou poètes, connaissent parfaitement l’auteur de L’amour au temps du choléra et de L’automne du patriarche. Nous pouvons admirer un chef-d’œuvre de Goethe ou de Dostoïevski, mais nous ne nous identifiions pas, tandis qu’en lisant Cent ans de solitude nous avons la sensation d’être devant l’histoire, étonnante et merveilleuse, d’une famille hongroise ! » –, conçu pour le Glyndebourne Festival [lire notre chronique du 25 septembre 2010], puis avec Die Tragödie des Teufel issu d’une pièce d’Albert Ostermaier et commandé par la Bayerische Staatsoper où sa première a lieu il y a douze ans [lire notre chronique du 12 juillet 2010], enfin avec Paradise reloaded (Lilith) qui en approfondit la matière [lire notre chronique du 18 janvier 2020].

Entrant plus hardiment dans la cuisine de Péter Eötvös [lire notre entretien de 2010], le livre de Pedro Amaral prolonge celui par lequel Aurore Rivals la faisait visiter [lire notre critique de l’ouvrage]. Encore y rencontre-t-on de ces moments rares où le musicien, pudique, en confie un peu plus sur lui, l’enfance, la vie, le chemin parcouru, tel l’émouvante évocation de Monsieur Viski, son professeur bien aimé. De même Mari Mezei, librettiste complice et compagne du maître, est discrètement omniprésente. Sans doute ce livre passionnant fera-t-il l’objet d’une édition augmentée d’ici quelques années, avec l’abord de Der goldene Drache et de Senza sangue [lire nos chroniques du 4 juillet 2014, des 15 mai et 18 juillet 2016], de Sleepless qui vit le jour tout récemment et de projets que personne ne peut deviner. Concluons cette chronique Péter Eötvös : « Pour moi, la musique est l’élément scénographique par excellence. Je me vois comme le premier metteur en scène du texte que je choisis, et ma mise en scène, je la construis avec de la musique, ce qui suppose un langage musical pouvant accomplir cette mission. En composant un opéra, je suis un homme de théâtre ».

BB