Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 2 avril 2003

Pascal Bertin, haute-contre
portrait d’un chanteur

le contre-ténor Pascal Bertin photographié par Agathe Gizardin
© agathe gizardin

Les 4 et 5 juin, le chanteur Pascal Bertin donnera les Motets isorythmisques de Guillaume Dufay avec l’ensemble Huelgas et Paul van Nevel à la Cité de la musique (Paris). C’est avec plaisir que nous rencontrons cet artiste très présent sur la scène baroque internationale. Pour nous, avant de s’embarquer pour Saintes, Pigna, Amsterdam et le Japon, il évoque son parcours musical, sa vision des devoirs de l’interprète.

Quel est votre rapport à la musique ?

La question ne s’est jamais vraiment posée. J’ai toujours chanté. Enfant, je chantais en chœur, je partais quatre mois par an en tournées à l’étranger. Du coup, la musique est très vite devenue naturelle, sans qu’il y ait eu véritablement de démarche à préciser. Après le Bac, j’entre en Fac’ de Sciences : c’est une désillusion totale, car ce que j’y trouvais n’avait rien à voir avec l’idée romantique de foisonnement universitaire que je m’étais faite. Je tente alors l’audition du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, et – premier surpris ! – je suis reçu.

Et aujourd’hui ?

Peut-être pourrais-je répondre à la première question après une retraite de quinze jours dans un monastère ou sur une île déserte ! Bien sûr, je me pose les questions indispensables à mon travail de chanteur, des questions sur les compositeurs, les œuvres, les formes, mais pas sur la musique en général.

S’il fallait improviser une réponse, à brûle-pourpoint ?

Je dirais alors que la musique a trois fonctions pour moi. Celle de mère, car elle me nourrit, dans tous les sens du terme, comme le lait maternel, mais aussi comme une possibilité permanente d’élévation. Celle de père, car elle impose son autorité, réclame une certaine hygiène de vie, exige du travail et peut parfois rappeler à l’ordre. Enfin, celle de compagne, mieux, d’amante capricieuse et imprévisible, qui ne se donne pas comme ça, avec laquelle on obtient parfois un résultat facile ou, au contraire, qui demande une longue cour, ou encore qui procure un contentement qui peut rester incompris du public.

Il y a donc pour vous une question du public plutôt qu’une question du rapport à la musique ?

Bien sûr ! Pour préciser : chante-t-on pour le public ? L’opéra est une musique plus ouverte qu’une partition purement instrumentale, moins abstraite, simplement du fait de l’existence de la chose à narrer. Si sa forme est parfois difficile, ou ultra conventionnelle, le public peut le sentir, le percevoir, sans en avoir une analyse consciente, un peu comme lorsqu’on entend un poème lu. Pourtant, le public est d’abord sensible à la manière extérieure, voire même au physique...

Par exemple ?

Je répète actuellement laPassion selon Saint Jean.On peut chanter le premier air d’alto, Von den Stricken meiner Sünden, sans en faire quelque chose de joli, en intégrant tout à fait le sentiment schizophrénique de la musique. Les hautbois ne s’arrêtent jamais de jouer, sans respirer, en une terrible angoisse. Si on le chante comme le texte le demande, sans chercher à faire joli, on met le public mal à l’aise ; si on choisit d’apaiser les hautbois par unpianissimo et de laisser s’y développer une vocalité élégante, on séduit le public, au prix d’un grossier contresens.

C’est s’interroger sur l’opportunité de l’intégrité de l’interprète dans la transmission de la musique…

Oui... je ne connais pas la réponse. Je retrouve cette question en travaillantAgrippinade Händel que je vais chanter à Chicago au mois de mai. Prenons par exemple le moment où Ottone est rejeté par Poppea, par Claudio, par tout le monde sur le plateau. Il reste seul avec sa loyauté abusée par la ruse, au deuxième acte, à chanterVoi che udite il mio tormento.

Pascal Bertin en Tolomeo de Giulio Cesare (Händel), Amsterdam
© hermann und claerchen baus

Cet air renvoie évidemment à O vos omnes(« …qui transitis per viam, attendite, et videte, si est dolor sicut dolor meus... »). N’oublions pas que le livret de cet opéra fut écrit par un prêtre ! Lorsqu’on a compris cela, on ne peut éluder la dimension spirituelle de cette musique, ce qu’il me semble important d’illustrer dans la manière de chanter. Elle prend alors ses véritables sens et dimensions. Pourtant, le public préfèrera souvent une version belcantiste lourdement vibrée. À Chicago, j’ai auditionné cet air de la façon attendue – séduisante, efficace, facile ; ça a plu. Mais en scène, je le chanterai fidèlement, comme un verset d’une lamentation religieuse.

Dans toute carrière, il y a des rencontres et des expériences plus marquantes que d’autres. S’il vous fallait n’en évoquer qu’une, quelle serait-elle ?

Il y a deux ans, j’ai faitGiulio Cesarede Händel [photo précédente, dans le rôle de Tolomeo, Amsterdam] avec Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre. Je me suis alors confronté à beaucoup de gens vraiment forts, d’excellents chanteurs qui vous amènent à relativiser l’enseignement que vous avez pu recevoir. Je suis fait comme ça : j’apprends plus au contact des collègues de plateau qu’avec des cours ! Pour moi, ce spectacle fut un déclic, la remise en question d’une certaine idée confortable du chanteur lyrique souvent entretenue par le chanteur baroque. La jeune génération de chanteurs d’opéra est ouverte autant que bonne musicienne ; ils sont bons lecteurs et, techniquement, physiquement, ce sont des bêtes ! Le « baroqueux » s’est volontiers moqué de l’artiste lyrique, mais dans les faits, tout est possible à ce dernier, vraiment. Soudain l’on comprend mieux les belles carrières d’une brièveté étonnante de la première génération de chanteurs baroques : ils s’attelèrent à une recherche, certes, et on leur doit beaucoup sur ce point, mais sans construire de réel savoir-faire. Or, entre vingt et trente ans, tout le monde peut chanter correctement, mais après cet âge, si on ne le fait pas selon certaines règles, c’est fini, ça casse.

Vous avez travaillé avec de nombreux chefs. Lequel citeriez-vous d’emblée ?

La base de tout, c’est Philippe Herreweghe qui me l’a donnée à la Chapelle Royale. Il m’a communiqué certaines préoccupationset une méthode d’investigation pour avancer. Pourquoi telle musique est-elle écrite de telle manière, par exemple... Je continue aujourd’hui à puiser dans son enseignement des solutions à mes interrogations esthétiques. Je n’ai jamais été attaché à une maison ou à un ensemble. Du coup, j’ai fait beaucoup de rencontresgrâce auxquelles j’ai beaucoup appris, sans doute plus qu’en restant dans un groupe avec une seule vision de la musique : celle de son chef. Le renouvellement et la remise en question ne sont pas possibles dans un circuit fermé. Pour tout dire, je déteste rien tant que l’obsession de la structure et de la forme. Toujours il faut trouver une liberté expressive au delà de l’articulation pédagogique d’une œuvre. La plupart des ensembles de musique ancienne ou baroque sont bons dans leur genre. Mais chacun est persuadé d’avoir LAvérité. En voyageant de l’un à l’autre, on se saisit des diverses nuances de vérité.

Et si je vous pose la même question à propos d’un lieu ?

Je suis très attaché aux Académies Musicales de Saintes. En une quinzaine d’années, je m’y suis produit avec onze formations différentes, comme Huelgas, Mala Puniga, le Collegium Vocale de Gand, Daedalus, les Talens Lyriques, Mensa Sonora, Indigo, l’ensemble Clément Janequin, les Arts Florissants ou la Chapelle Royale. C’est un endroit où je me sens comme en famille. Par exemple, à Saintes, je connais chaque vendeur de programmes ! En général, j’aime les festivals. Bien sûr, on s’y produit, mais on peut aussi y entendre les amis au concert. C’est rare : on n’en a presque jamais le temps durant la saison. Les festivals sont des lieux où l’on croise en un temps très concentré la presque totalité des gens qu’on a plaisir à voir.

Votre discographie est importante…

Beaucoup, beaucoup trop ! J’ai enregistré environ soixante à soixante-dix disques – beaucoup trop ! Réflexion faite, il n’y en a guère que cinq qui soient importants. Je ne peux pas parler de mauvais disques, mais de disques inutiles, ça c’est sûr ! En fait, enregistrer, c’est beaucoup de travail pour pas grand’chose, et sans connaître le destinataire. Il y a quelques années, j’adorais enregistrer. Les chanteurs sont narcissiques, c’est bien connu... Aujourd’hui, je trouve qu’on fait cela trop vite et moins bien. Enfin, lorsqu’on réalise le nombre d’acheteurs potentiels, on se demande si l’intérêt n’est pas qu’uniquement anecdotique. Par ailleurs, je suis persuadé de n’avoir pas une voixfacile à prendre. Son intérêt, c’est la richesse harmonique. Y a-t-il des ingénieurs du son capables de développer autre chose que la fondamentale ? Au disque ma voix devient si plate qu’elle ne me plaît plus. De fait, je n’achète pas de disques moi-même ; ils m’intéressent peu. En même temps, j’ai bien conscience que le disque est un mal nécessaire pour provoquer le regard d’un public plus large et de la profession elle-même.

Avez-vous chanté d’autres musiques ?

Oui. Avec le chœur d’enfants, nous étions spécialisés dans celle du XXe siècle. Nous y étions quelques amis à être fans des King Singers. Nous avons même monté un groupe vocal qui s’appelait Polifonia... mais il y a de cela quelque chose comme quatre mille ans (rires) ! Notre répertoire mélangeait les Beatles à la musique de la Renaissance. Nous transcrivions pour voix des pièces de jazz harmonisé. Peu à peu, chacun d’entre nous dût vaquer à ses occupations. Dans le même esprit, avec des gens de la Chapelle Royaleet des Arts Florissants j’ai alors créé un nouveau groupe qui s’est appelé Indigo. Nous faisions des concerts à thèmes, comme la comédie musicale, la chanson française ou la musique de film, tout cela réécrit pour ensemble vocal. L’idée était de ne pas s’attacher à un style musical mais à des figures d’arrangements. Tout devait être écrit pour six voix. Il fallait que cela sonnât Indigo, tout simplement, sans se limiter à quelque répertoire que ce soit. Il y avait également un gros travail de mise en scène. J’ai quitté le groupe en 1995, mais il existe encore et se produit régulièrement. Par ailleurs, j’ai chanté de la musique contemporaine, notamment une œuvre de Thierry Pécou sur des poèmes d’Apollinaire, et j’ai volontiers prêté ma voix aux candidats du Concours de Composition André Jolivet.