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Dossier
Pascal Gallois et la NGME
une rencontre autour d’Inferno, ciné-concert Lang – Obst
Dans quelques semaines nous glisserons un bulletin de vote dans une urne. Construire l’Europe ensemble se résume-t-il en ce geste ? « La culture est le sens, le liant, le commun aux Européens depuis des siècles. La philosophie, la littérature, les arts plastiques, le théâtre, l’opéra, le cinéma et, bien sûr, la musique écrite », avance Pascal Gallois, quelques jours avant de diriger le jeune ensemble saxon Tempus Konnex dans Inferno, ein Spiel von Menschen der Zeit, une œuvre écrite par Michael Obst en 1993 pour accompagner le célèbre film (presque) éponyme de Fritz Lang, seconde partie du vaste Doktor Mabuse, der Spieler de 1922, inspiré des romans du Luxembourgeois Norbert Jacques (1880-1954). L’évènement marque le lancement d’un projet intitulé Nouvelle Géographie Musicale Européenne (NGME) qui se poursuivra le 21 mai.
D’où est né la Nouvelle Géographie Musicale Européenne ?
À l’heure actuelle, on parle beaucoup d’Europe mais presque jamais de culture. J’ai bien peur que la culture et la création soient complètement oubliées des débats européens dont les prochaines semaines nous abreuverons, en cette période électorale. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de monter ce projet, intitulé Nouvelle Géographie Musicale Européenne (NGME), avec le Forum des images. Il s’illustrera lors d’une projection d’Inferno, ein Spiel von Menschen unserer Zeit de Fritz Lang (Inferno, une pièce sur les hommes de notre temps). Il s’agit dela seconde partie de Doktor Mabuse, der Spieler (Docteur Mabuse le joueur, 1922), film emblématique de nos rapports à la société. Rappelons-nous que Fritz Lang est né juif à Vienne en 1890, que dix ans plus tard sa maman s’est convertie au catholicisme, qu’il a beaucoup voyagé, vivant en Autriche, dans les pays du Maghreb, en Allemagne, en Belgique, en France. Puis il s’installa à Berlin qu’à l’avènement du nazisme il dut quitter en 1933, pour Paris, d’où il émigrerait définitivement à Hollywood dès l’année suivante. Je suis très heureux de montrer le film restauré avec grand soin par l’Europäische Filmakademie de Berlin (Institut européen du film) dont j’accompagnerai la projection avec les jeunes musiciens brillants de Tempus Konnex.
Tempus Konnex… – un nom intéressant !
Oui ! C’est très différent, c’est une appellation qui évoque autre chose qu’une modernité revendiquée, comme le faisaient ses ancêtres Modern ou Intercontemporain, par exemple. Nous assistons actuellement à l’émergence de nombreux ensembles dédiés à la musique contemporaine, c’est d’une grande richesse.
Comment Tempus Konnex s’est-il formé ?
La compositrice coréenne JiYoun Doo est à l’origine de cet ensemble qu’elle a constitué à Leipzig en 2015 à partir d’un noyau asiatique : une flûtiste chinoise, une pianiste et une violoniste japonaises, etc. Elle a rapidement fédéré d’autres instrumentistes, comme un clarinettiste allemand, un hautboïste espagnol, et ainsi de suite… jusqu’au chef invité que je suis, français ! On est à Leipzig, mais c’est complètement international, comme vous voyez. Les instrumentistes ont une moyenne d’âge de trente ans. Plus de la moitié d’entre eux est d’origine asiatique, puisque beaucoup de Japonais et de Coréens viennent étudier la musique en Allemagne. De fait, dès que l’on sort du continent, on ressent encore plus l’importance de la musique et de la culture européennes dans le monde. Les Étasuniens ou les Japonais, par exemple, nourrissent une véritable admiration pour la musique européenne qui, de manière constante, s’est imprégnée de nombreuses cultures. Les échanges ont été permanents. Par exemple, Bach rêvait de venir écouter les bassons à Versailles, Liszt et Saint-Saëns se sont beaucoup entretenus autour du poème symphonique. Même dans les périodes les plus dures, ces échanges entre l’Allemagne et la France ont perduré. Il faut aussi rappeler l’influence espagnole sur la musique française au début du XXe siècle, la présence des Ballets Russes à Paris, etc. Particulièrement à Paris, on peut observer sur plusieurs siècles la circulation de musiques venues d’ailleurs, depuis l’influence italienne à la cour de Louis XIV jusqu’à la fièvre wagnérienne de la fin du XIXe ou le choc de la rencontre avec les maîtres slaves dans le premier quart du XXe. La Révolution française et le grand mouvement qu’elle a généré en Europe, véhiculé par Napoléon, permirent au compositeur de déconnecter de l’asservissement au clergé et à la noblesse, grâce à l’invention des droits d’auteur. Auparavant, à la cour du prince-archevêque de Salzbourg qui l’employait, Mozart était considéré au même titre qu’un employé de cuisine. Soudain il devenait possible d’écrire pour soi-même, en explorant ses sentiments personnels : voilà l’invention du romantisme par Beethoven, entre autres. L’Europe que nos prédécesseurs nous ont léguée, et qui a traversé beaucoup de crise, a la culture pour fil conducteur. L’an dernier on a fait un échange entre la Musik Hochschule de Leipzig et celle de Lübeck à travers neuf créations d’étudiants des classes de composition. En Allemagne, la situation du compositeur est traditionnellement fort ancrée, héritière d’époques antérieures à Bach et des maîtres de chapelle. À Leipzig, la particularité est qu’il y a deux chaires de composition, depuis dix-huit mois environ. L’un des titulaire est Fabien Lévy, qui est français, l’autre est l’Allemand Claus-Steffen Mahnkopf, né à Mannheim en 1962 – je viens d’ailleurs de sortir un CD Gérard Grisey et Fabien Levy avec Prague Moderne, chez Stradivarius. Les deux professeurs s’entendent parfaitement. Le parcours de Lévy (né à Paris en 1968) est assez remarquable : il a enseigné durant plusieurs années à la Columbia University (New York), puis il est revenu en Allemagne avec son épouse (allemande) pour enseigner à Detmold, avant de prendre ses fonctions à Leipzig. C’est la ville de Bach, bien entendu, mais c’est surtout un emblème de liberté : là fut très actif le mouvement de démocratisation qui a précédé la chute du mur de Berlin – et c’était un mouvement de paix, autour de la musique, grâce à Kurt Masur !
Vous semblez imprégné de culture allemande…
Oui, et bien avant 1989 ! J’ai toujours été fasciné par l’Allemagne, incontournable pour tout musicien, qu’on soit français, italien ou tchèque. Par-delà la politique, on se rejoint parfaitement, dépassant les discours de tous types, comme c’est le cas avec les amis européens que j’ai rencontrés en Allemagne ou en Autriche, puisque j’ai aussi enseigné au conservatoire de Vienne, juste avant d’entreprendre ma carrière de chef d’orchestre. Depuis longtemps ma fréquentation de compositeurs comme Karlheinz Stockhausen, Helmut Lachenmann et Wolfgang Rihm m’a posé la question d’une Europe culturelle. De même actuellement les échanges que j’ai avec le Britannique George Benjamin me propulsent-ils au cœur de la crise Brexit qui induit des questions fondamentales pour les artistes.
Avec son passé considérable, Leipzig s’ouvre beaucoup sur la culture contemporaine, notamment en art plastique. Nombre de Français prennent Dresde pour LA capitale saxonne, mais c’est assurément à Leipzig que revient ce titre, n’est-ce pas ?
Bien sûr, et depuis toujours. Vu qu’elle est située à quelques encablures de Prague, de Budapest et de Vienne, les échanges artistiques entre ces villes ont cours de longue date. Au XVIIIe siècle, les musiciens marchaient de l’une à l’autre des jours durant. Le Gewandhausorchester compte cinq cents ans, rendez-vous compte ! Ce n’est pas pour rien si Kurt Masur put mener une opposition non-violente à la politique d’Honecker… ce qui a été fait là grâce à la culture est remarquable. L’image d’une RDA poussiéreuse ne perdure peut-être plus pour longtemps. La relation entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest se prolonge outre la disparition de la RDA. Je l’ai vécue d’ailleurs avant la réunification d’octobre 1990, par plusieurs collaborations avec des instrumentistes. J’ai aussi joué la musique des années dures de la RDA. La musique que l’on écrivait dans les années soixante-dix et quatre-vingt autour de Dresde, Leipzig et Halle ressemble beaucoup à celle des compositeurs actuels d’Europe centrale, comme le Tchèque Ondřej Adámek (né en 1979), par exemple [lire nos chroniques de Nôise, Sinuous Voices, Kameny et Chamber Nôise I]. Elle utilise des cris, des sons forcés qui, d’une certaine manière, anticipent la saturation à laquelle ont aujourd’hui recours Franck Bedrossian, Yann Robin et Raphaël Cendo [lire nos chroniques de Twist et Edges, de Vulcano et Übergang, d’Action Directe et Substance].
Comme Paul Heinz Dittrich que l’on n’entendit guère à l’Ouest, et encore moins en France, dont la facture reflète tout à fait la description que vous venez de faire !
Oui, Dittrich, qui n’est plus tout jeune, a d’ailleurs écrit un trio pour hautbois, basson et piano qu’il m’a dédié ! C’est un excellent exemple, en effet, qui parfois s’est même rapproché de Xenakis par son dépassement de l’écriture. Il n’y avait aucun échange, à l’époque. C’est assez fou, tout de même, que des compositeurs comme Dittrich et Stockhausen ou Rihm n’aient jamais échangé parce qu’il y avait ce fameux mur !
Un mur que vous avez traversé à plusieurs reprises, semble-t-il.
En effet, mais les échanges étaient réellement rares. On a pu toutefois travailler un peu avec Edison Denisov (1929-1996) qui, à ce moment-là, enseignait au conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Lorsque j’étais soliste de l’Ensemble Intercontemporain (EIC), on est d’ailleurs allé avec Pierre Boulez l’y rencontrer dans les années quatre-vingt-dix.
Votre carrière au sein de l’EIC a duré près de trois décennies, je crois. Cela dut être marquant…
Une expérience essentielle ! En fait, j’y suis entré en 1981 et je l’ai quitté trente-cinq ans plus tard, à la mort de Boulez, en 2016. Parallèlement à ce que l’on faisait en France autour de Boulez et avec l’Ircam, j’ai vu évoluer la musique contemporaine en Allemagne. Darmstadt avait été le lieu de prédilection pour le hautbois avec Heinz Holliger, pour la flûte avec Severino Gazzelloni, pour la harpe avec Francis Pierre, etc., mais le basson n’y avait pas été enseigné : je fus donc le premier à le faire. Tracer, à travers le basson, mon chemin européen, si je puis dire, a été très important. Tous les compositeurs avec lesquels j’ai travaillé avaient sur la table une pièce en solo ou de musique de chambre et une partition d’orchestre ou d’opéra. Ainsi ai-je eu le privilège de voir Luciano Berio écrire Outis dans les années quatre-vingt-dix : tous deux nous en avons parlé, au delà de ce qui relevait exclusivement du basson.
Outre comprendre ce qu’un compositeur attendait de mon instrument il a toujours été primordial pour moi de saisir ce que le créateur attendait de notre société, comment il la vivait, etc. Berio et moi avons souvent parlé politique et culture, notamment en 1994 avec l’avènement de Berlusconi qui représentait un mouvement contraire aux aspirations et idéaux que nous partagions.
Ces années furent-elles fondatrices de votre implication d’aujourd’hui dans le projet NGME ?
Absolument. Berio était lié d’amitié avec de grands interprètes comme Claudio Abbado ou Maurizio Pollini, c’est grâce à lui que l’architecte Renzo Piano construisit à Rome le Parco della Musica. Par son intermédiaire, Umberto Eco m’a invité à Bologne à jouer dans sa classe de sémantique. Comment, dans tel aréopage, ne pas se rendre compte de la nécessité de culture en Europe ?!
L’Italie de Berio, l’Allemagne de Stockhausen et de Rihm, mais aussi la RDA… Vous dirigez aussi l’ensemble Prague Moderne, ce qui vous immerge dans la préhension tchèque de l’Europe…
En République Tchèque, j’ai eu la chance de diriger Prague Modern [lire notre critique du CD Fujikura]. J’ai beaucoup conversé avec ses musiciens, tous jeunes – ils ont entre trente et trente-cinq ans, ils sont donc nés juste avant la chute du mur de Berlin. Ils recueillent intimement, dans leur être, l’expérience de leurs professeurs et de leurs parents. La première fois que je suis allé à Prague les diriger, c’était en décembre 2011, le jour de la mort de Václav Havel : vous pouvez imaginer la tension, la tristesse, mais aussi la force que j’ai rencontrée alors chez ces musiciens. C’était très émouvant. Tous m’ont parlé d’Europe.
La France est-elle toujours perçue comme terre de culture ?
Évidemment ! L’image de la France demeure positive dans le domaine de la musique contemporaine. L’action, généreuse et féconde, longuement menée par Boulez donne à notre pays cet avantage sur d’autres qui réside en une approche politique de la culture. Très efficace, elle dépasse tous les courants de la politique, par-delà gauche ou droite, etc. L’administration française de la culture fonctionne.
Ici, au conservatoire Mozart, vous revient d’ailleurs un rôle administratif.
Oui, avec sous ma responsabilité des enfants qui commencent l’étude du théâtre, de la musique ou de la danse comme inscription dans la société. C’est formidable d’avoir la possibilité d’être à leur écoute. J’ai ouvert une classe de composition pour jeux vidéo que j’ai confiée à Olav Lervik (né en 1982) qui était de mes élèves à Darmstadt vers 2004 ou 2006, je crois, et qui enseigne également la composition multimédia à la Hochschule der Künste de Zurich. La Ville de Paris nous a permis d’ouvrir cette nouvelle voie. De même entretenons-nous des échanges avec l’école TUMO de création numérique. C’est une nécessité pour l’interprète d’être proche des compositeurs et de l’administration de la musique, comme de la société. C’est un engagement qui va avec celui que j’ai depuis toujours avec le monde syndical de représentativité des instrumentistes.
Le 20 mars, à 20h, vous jouerez Inferno de Michael Obst. À quand remonte votre rencontre de ce compositeur ?
C’était à la fin des années quatre-vingt. Nous nous sommes rencontrés à l’Ensemble Modern où il était pianiste. Cette fut créée à Francfort une dizaine d’années après l’EIC. Il y eu beaucoup de collaborations entre les deux, à l’initiative de Péter Eötvös. Plus tard, Obst est venu à l’Ircam pour une résidence de compositeur d’où naquit Inferno, ein Spiel von Menschen der Zeit, une œuvre commandée par le Festival d’automne à Paris avec l’EIC et l’Ircam qui la créèrent lors de l’édition 1993 de la manifestation. Inferno est un travail d’une grande richesse. Sur ces grands muets de l’histoire du cinéma, il y eut de nombreuses propositions musicales, mais je dois dire que, dans ce cas précis, il s’agit d’une page très profonde. Cette association avec l’avant-garde – de l’époque : traitement du son synthétique, reconstitution d’harmoniques et de spectres sonores, etc. – m’avait alors beaucoup impressionné, puisqu’en tant que soliste de l’ensemble, j’ai participé à la première mondiale, sous la direction de David Robertson. Avec ce souvenir resté très fort, j’ai beaucoup de plaisir à offrir au public un retour sur une pièce qui n’a pas été rejouée à Paris depuis un quart de siècle, ainsi que de lui faire découvrir Tempus Konnex. Michael Obst est professeur de composition à Weimar, autre lieu emblématique de la culture politique européenne, de cette relation franco-allemande forte, aussi, faite d’amour et de haine – selon la recette nécessaire à tout bon ménage ! –, comme des échanges avec l’Italie et avec l’Europe centrale.
Comment Michal Obst prend-t-il en charge l’aléatoire de la projection dans sa partition ?
Ces dernières années, tout film est dûment millimétré par une technologie sûre, mais avec une bobine de 1922, ce n’est pas le cas. C’est une chance, car la liberté peut s’inviter. L’approche visuelle de 1922 est très différente de celle d’aujourd’hui, plus proche du réel, et même l’intensité lumineuse d’une séquence stimule l’interprétation. Je n’ai pas de chronomètre sous les yeux mais quelques éléments descriptifs des scènes inscrits par Obst sur la partition, éléments qui s’intègrent de manière plus ou moins flexible. Le duo formé par l’ingénieur du son et le chef entre également en jeu. J’activerai l’électronique avec une pédale. C’est assez excitant, je dois dire, d’œuvrer à cet accompagnement avec dix-neuf musiciens, l’ingénieur qui spatialise les évènements sonores que déclenchera mon pied dans une marge prévue par le compositeur, tout en réglant les niveaux selon mon ressenti : quelques moments de silence, par exemple, peuvent être à discrétion du chef, et puis l’on sait très bien que le public n’est plus impressionné par un gros son, aujourd’hui (contrairement à celui du début du XXe siècle), alors on peut jouer sur sa perception par la subtilité de la dynamique. Ce sera un spectacle en soi : un monument de l’histoire du cinéma, un orchestre et un son traité à l’Ircam et diffusé dans les meilleures conditions possibles. Je dirigerai avec l’œil sur le monitor pour suivre la projection.
Votre expérience de bassoniste est immense. Qu’en diriez-vous aujourd’hui ?
Ce qui me plait en tant qu’instrumentiste, c’est inspirer un compositeur. On est comme un acteur dont il va façonner le jeu. Pour ce faire, il doit d’abord se renseigner très précisément sur les possibilités de l’instrument. En 2002 j’ai participé à un film pour Arte avec Luciano Berio et Giorgio Strehler ; le sujet était le rapport entre metteur en scène et interprète. Avec Berio, tout est parti dans une grande simplicité. Après un concert parisien, je lui ai demandé « et pourquoi pas une Sequenza pour basson ? » alors qu’il avait fini d’écrire ses Sequenze une dizaine d’années auparavant. Là, il m’a demandé de lui montrer les possibilités du basson. Et c’était parti ! Du coup il m’a invité chez lui, on travaillait, dans ces mêmes mois où je voyais Stockhausen à Cologne, Rihm à Karlsruhe, Neuwirth à Vienne et Toshio Hosokawa à Tokyo, sans compter de nombreux compositeurs français.
Le basson et vous ?...
Une longue histoire… N’ayant été présent ni dans le jazz, contrairement à la trompette ou à la clarinette, ni dans le folklore, puisque c’est un instrument coûteux, il était absent du répertoire populaire, notamment en France qui, soit dit en passant, possède sans doute la plus brillante école de vents au monde. Mon père était instrumentiste à vent dans les harmonies du nord. La musique était pour lui la rencontre entre collègues, le soir après le travail, avec lesquels jouer pour le plaisir, comme ce fut le cas dans les mines et les filatures de cette région où le patron de l’usine jouait aux côtés du concierge, des ouvriers et de leurs enfants – comme moi à sept ans, qui me retrouvais à jouer avec des adultes de quarante à soixante-dix ans. Voilà mon imprégnation, à partir de laquelle j’ai eu la chance d’aboutir à une carrière professionnelle, vécue trente-cinq ans durant auprès de Pierre Boulez. C’est une chance inouïe que permet notre pays, et j’espère vivement que cette croisée des cultures pourra continuer ! Il y a une spécificité française de l’institution culturelle, d’André Malraux à Jack Lang. L’Italie et l’Allemagne arrivent à la culture par d’autres chemins, tandis que chez nous le rôle des gouvernements est important. On a tout de même pu voir sortir de terre le Centre Pompidou, l’Ircam, la Cité de la musique, maintenant la Philharmonie – ce n’est pas rien ! En 1995, lors d’une conférence de presse précédant ma création de sa Sequenza XII, donc au moment de l’arrivée de Berlusconi à la tête de l’Italie et de Chirac à celle de la France, Berio répondit à un journaliste lui demandant sa vision de notre pays « ici, lorsque je reviens, je vois toujours sortir des projets de terre ». On ne s’en rend peut-être plus compte, mais des gens s’activent ardemment pour réaliser ces projets et ils y arrivent ! On est donc ici en possession d’un système culturel qui fonctionne et dont notre devoir est d’entretenir la viabilité.
Les générations qui nous précèdent se sont battues corps et âmes, avec une générosité absolue, pour que ces institutions existent et servent aux autres – encore Boulez, pour n’en citer qu’un seul, ô combien déterminant sur ce sujet. Il faut continuer ! Le monde entier l’apprécie, on sait que c’est là notre force, comme elle est aussi d’être toujours ouverts. Regardez, la création française est très présente dans le monde virtuel où nous sommes désormais plongés – par le cinéma, les jeux vidéo, la composition, etc.
Comment vint l’idée de reprendre l’œuvre de Michael Obst ?
L’Europe est très présente, on parle du Brexit, on parle sans cesse d’économie. Nous avons peur face à la montée des nationalismes. Par ailleurs, l’évolution numérique est, lorsqu’on l’utilise bien, un extraordinaire outil de propagation de la connaissance et de la culture. Dans les années soixante-dix, c’était nettement moins facile. J’ai dû apprendre l’Allemand afin d’aller en Allemagne et, pour échanger avec les artistes des pays de l’Est je devais me déplacer, c’était un effort considérable, or ces échanges étaient essentiels pour dépasser l’enseignement de l’époque qui n’accueillait guère la création contemporaine. C’est important de connaître les grands classiques, mais ça l’est aussi de connaître les mouvements de la modernité.
Il me vient souvenir d’une réponse de Pasolini, lorsqu’il répondait à de jeunes lecteurs d’un journal, dans les années soixante-dix, justement. À un adolescent qui lui demande des conseils de lecture il propose de ne pas s’encombrer des classiques mais au contraire de lire ce qui est écrit en même temps que la jeunesse qu’il vit à ce moment précis. Le garçon aura tout le temps de vieillir et de lire plus tard ce qui l’a précédé, mais à ce moment-là de sa vie, c’est ce qui lui est contemporain qui est essentiel, selon le poète talien.
Mais oui ! Nous commencions au collège l’apprentissage de l’allemand par Goethe ou de l’anglais par Shakespeare … Aujourd’hui, c’est impensable. On le voit pour la musique : le rôle de l’enseignant est très différent, car il peut être vite dépassé par Google. Plutôt que dispenser le seul savoir, il est désormais concentré sur un rôle de guide, c’est primordial. C’est un grand virage, l’un des problème de l’école aujourd’hui. En un ou deux clics je peux savoir ce qui se joue à Tokyo le soir même, par exemple. Avec les réseaux sociaux, les échanges entre instrumentistes et compositeurs sont d’une rapidité et d’une facilité qu’on n’imaginait pas il y a vingt ans. Le seul danger de ces modes de communication est de se refermer sur une communauté. Pour répondre à votre question préalable : mon but, en créant le projet NGME, est de faire partager au public cet amour commun de la culture et de la création, tout simplement. Vous savez me faire parler : en fait, c’est la seule vraie réponse, c’est la volonté de partage qui m’amène à faire cela. Ces dix dernières années un mouvement fut effectué par les théâtres et les musées français pour accueillir de nouveaux publics. Je me suis donné une mission qui va dans le même sens. C’est une richesse d’avoir pu échanger avec des artistes comme Berio, Sciarrino, Boulez, Stockhausen et les plus jeunes, Bedrossian, Neuwirth, Srnka : j’ai envie de la transmettre. Le forum des images est un lieu parisien des plus faciles d’accès, le genre cinéma n’est pas un épouvantail, la canopée des Halles favorise aujourd’hui une convivialité avérée : voilà autant d’atouts pour faire connaître la musique contemporaine en général, celle de Michael Obst en particulier, avec ce grand film de Fritz Lang. Au tout début du projet, je pensais organiser une table-ronde après le ciné-concert ; je crois maintenant qu’échanger les jours qui suivent par le biais des réseaux sociaux sera bien mieux.
Après ce premier concert, comment l’aventure se poursuit-elle ?
Un autre aspect de ce projet, dont le moteur est de maintenir la culture européenne ouverte sur le monde, est la projection de Mort à Venise de Luchino Visconti, le 21 mai (toujours au Forum des images) : ce film de 1971, d’après le bref roman de Thomas Mann (Der Tod in Venedig, 1912), nous parle de la société européenne au prisme de la cité lagunaire qu’on désigne souvent comme le New York du Moyen Âge.
Culture européenne par la musique, ce qui dépasse langues et discours, rapport avec le peuple car il y a toujours eu des relations entre la musique folklorique et la musique savante, ce que je tiens à réaffirmer – on a trop souvent enfermé la création contemporaine dans une image d’élite éloignée du peuple, ce contre quoi je m’insurge ; d’ailleurs l’œuvre d’Obst que nous jouerons mercredi intègre des rythmes populaires, des accents surgis de bars, un instrumentarium fort divers avec de nombreuses percussions. J’invite le lecteur à consulter notre site ngme.fr, soutenu par de nombreux contributeurs qui offrent leurs textes depuis divers lieux d’Europe, qu’ils soient compositeurs, comme Péter Eötvös ou Hèctor Parra, metteurs en scène ou des personnalités du monde politique. Encore une fois, la culture c’est ce qui reste de toute société, on le voit aisément à propos des civilisations aujourd’hui disparues.
À quelques siècles ou millénaires d’écart, c’est la culture qui voyage jusqu’à notre temps et vient dialoguer avec nous. Même un fragment, aussi incompréhensible soit-il, ouvre une voie forcément fertile…
Tout-à-fait ! Pensons à Champollion qui déchiffre les hiéroglyphes égyptiens : quel incroyable mouvement s’en est suivi, dont le Louvre témoigne aujourd’hui. Là aussi, il s’agit d’une Europe ouverte sur le monde grâce à la culture. La culture, c’est l’accueil, l’imprégnation, l’échange, le rêve aussi, l’utopie, sans doute. J’ai eu la chance de tomber dans la musique durant l’enfance, et j’en profite ! Je ne suis pas compositeur, j’ai une grande admiration pour eux et les créateurs en général. Il se trouve que la musique a ceci de particulier que le compositeur, contrairement au peintre ou à l’écrivain, a besoin de l’interprète, qui là se trouve détenteur d’un rôle fondamental.
Après la projection du 21 mai, au Forum des images, vous donnerez un concert. Quel en et le programme ?
Je dirigerai l’Ensemble Orchestral Contemporain (EOC), bâti en région Auvergne-Rhône-Alpes par Daniel Kawka – c’est aussi une action primordiale que d’apporter ailleurs qu’à Paris l’exercice de la contemporanéité. On y entendra des œuvres de Miroslav Srnka, jeune compositeur tchèque très brillant, plus qu’intéressant, qui vit en Allemagne et avec lequel j’ai collaboré à Darmstadt [lire nos chroniques de Make no noise, My life without me, Douze Lieder d’après des cartes postales de Jurek Becker à son fils Jonathan, Engrams, No night no land no sky, What do you miss from home?, Les adieux et Future Family], de Brice Pauset, compositeur français d’une fabuleuse intelligence et aussi grand instrumentiste, qui vit et enseigne en Allemagne depuis bientôt trois décennies, d’Isabel Mundry, compositrice allemande d’une riche imagination [lire nos chroniques de Liaison et Mouhanad], et de Salvatore Sciarrino qui rejoint l’Histoire, nourri d’une culture extraordinaire de la peinture des XIVe et XVe siècles – nous donnerons son Cantiere del poema avec Alexandrine Monnot, toute jeune chanteuse fort engagée dans la musique contemporaine [lire notre chronique du 13 décembre 2018]. Vous évoquiez tout à l’heure Pasolini : nous jouerons également Ant-Inferno de Stéphane Magnin qui s’en inspire [lire notre chronique du 15 décembre 2015]. J’invite le public au concert, bien sûr, mais aussi à échanger avec nous sur les réseaux sociaux, sur la page NGME ou le site éponyme.
Comment imaginez-vous le développement de ce projet ?
Je ne l’imagine pas. Je l’espère, je le souhaite animé, tous azimuts. Je le sais nécessaire… je m’y lance !
Vous ne l’imaginez pas, vous l’actez.
Exactement. Je ne voudrais pas avoir eu la chance de faire le parcours qui est le mien – être parti d’une pratique populaire et du plaisir sociétal jusqu’à travailler avec Boulez et créer ses grandes pièces, comme Répons, que j’ai jouées à travers le monde – sans le partager ni donner la chance à d’autres de le vivre à leur tour. La musique contemporaine intéresse beaucoup les jeunes, je l’ai découvert ici, au conservatoire. Le premier samedi de décembre, on fait un forum des compositeurs. Je propose aux professeurs d’amener le compositeur et les pièces qu’ils souhaitent faire travailler à leurs élèves. Je ne donne aucune consigne. À cette occasion, je me suis rendu compte que les parents étaient très intéressés par la création. Et ce sont d’ailleurs eux qui demandèrent qu’on reproduise l’opération l’année suivante. L’idée de ce forum est venue de la demande d’un enseignant qui souhaitait faire une master class avec un compositeur.
Comment les élèves s’y prêtent-ils ?
Les élèves aiment beaucoup sortir des sentiers battus. Par exemple, on a fait des duos pour violons que Kaija Saariaho a conçus (pour sa fille, qui est violoniste) à l’image de ceux de Bartók ou de Berio. Imaginez un instant l’enfant de huit ou dix ans qui joue devant ses camarades et ses parents la pièce d’un compositeur présent dans l’auditorium… ça change tout, le voilà soudain porteur d’une mission incroyable qui le grandit, qui l’élève plus que tout examen. C’est fondamental. À l’heure actuelle, professeurs, enfants et parents préparent déjà le forum de décembre 2019. Je ne m’attendais pas à ce succès. À la suite de cela, Philippe Manoury est venu me voir et m’a proposé un échange avec la Boulez-Saal de Berlin. Il s’agit de Wohltpreparierte Klavier – Bach en regard, bien sûr –, une pièce que Daniel Barenboim lui a commandée pour piano et extension informatique. La prolongation de l’instrument par l’informatique est phénoménale : la machine reconnaîtra non seulement les hauteurs de son, comme on le fait à l’Ircam depuis une trentaine d’années, mais encore la sensibilité du pianiste, c’est-à-dire le toucher, la densité, etc. On est là en présence d’une organologie étendue de la technique vraiment extraordinaire. Manoury partage cette aventure généreusement, gratuitement, avec les élèves et les professeurs du conservatoire Mozart. Tout cela vous donne un exemple de ce que l’on ne mesure pas lorsqu’on entreprend quelque chose : pour moi il s’agissait d’ouvrir nos élèves à la musique contemporaine et soudain, voilà qu’on aboutit à un nouveau projet qu’on n’attendait absolument pas. En réponse à votre question du développement, je répondrai donc qu’on part à l’aventure, sans en savoir plus. Il n’y a aucune stratégie, si vous voulez. Y aura-t-il un écho à ce que nous entreprenons là ? On verra bien. Pour le moment, on échange, on donne.
À l’heure où surgissent des réflexes identitaires parfois brutaux, la Nouvelle Géographie Musicale Européenne fait preuve de confiance dans des différences qui rassemblent, à travers la culture et la musique…
Boulez était citoyen du monde. Il vivait à Baden Baden, en Allemagne, mais avec des résidences de chef à New York, à Londres, à Chicago… cela a-t-il nui à son fort ancrage dans la culture française, tel qu’on put souvent l’entendre dans le phrasé de ses interprétations, bien qu’il se réclamât beaucoup de la seconde École de Vienne ? Dans l’enregistrement que j’en ai dirigé avec l’International Contemporary Ensemble (ICE) de New York en 2015, j’ai d’ailleurs souhaité rapprocher Le marteau sans maître de Debussy [lire notre critique du CD]. D’emblée Boulez a établi sa carrière sur l’Europe. On l’entendit souvent dire qu’en 1945 on ne pouvait plus parler de nations. Lorsqu’il s’est trouvé à Paris dans la classe de Messiaen, puis à Darmstadt avec Stockhausen, Ligeti et Berio, il était impensable de n’être pas européen. L’unité européenne était là. Et il ne faut pas oublier que c’était aussi l’héritage des avant-gardes viennoise et berlinoise des années vingt, largement internationale, vilipendées par le régime nazisme qui les avait qualifiées d’art dégénéré. Il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, le maire de Darmstadt évoqua clairement, lors d’un discours, la défense de la culture d’avant-garde européenne, ce qui suscita un silence profond dans l’assistance, principalement allemande : j’ai alors perçu la nécessité absolue de notre musique et de la création dans la construction de l’Europe.