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Chroniques
Paul Dukas
Ariane et Barbe-Bleue
Lié depuis bientôt cinq ans à la cantatrice Georgette Leblanc – alors que lui-même déclare ne rien comprendre à la musique et s’invite, comme l’écrit Debussy à Chausson, « dans une symphonie de Beethoven comme un aveugle dans un musée » (1893) –, Maurice Maeterlinck délaisse la tragédie pour le livret d’opéra. Dans un premier temps, il achève le mystère Sœur Béatrice (1898) confié à Gabriel Fabre, puis, en avril 1899, Ariane et Barbe-Bleue ou La Délivrance inutile (un sous-titre donné en référence aux vaines charités du généreux soprano, devenu sa muse). De son propre aveu, « c’est tout simplement le libretto d’une sorte d’opéra féérique aux trois petits actes très brefs et sans aucune prétention [qui] attendent toute leur valeur de la musique qu’y mettra le musicien que je cherche encore » (1899). La destination musicale ne fait aucun doute pour lui, qui précise par ailleurs : « si j’avais entendu faire un drame ou une fantaisie lyrique sans musique, j’aurais donné à tout un développement dix fois plus grand ».
Ce n’est pas Chausson ni Grieg qui vont finalement collaborer avec le Belge d’un caractère boudeur, mais Paul Dukas, récent créateur de L’apprenti sorcier (1897). Le compositeur, après avoir médité le poème et annoncé le « déchirement » qu’il aurait connu à y renoncer, avance lentement, au grand dam du poète. Après nombre d’indécisions, l’esquisse du premier acte voit le jour en février 1901. Pour sa part, le texte – dénué de « grandes arrière-pensées morales ou philosophiques », insiste encore Maeterlinck – parait en novembre, au désespoir de Dukas cette fois, qui tenait à une intimité avec des mots inédits et n’aime pas avoir « l’air de composer sur la place publique ». Il faut attendre quatre ans pour que l’opéra soit achevé (novembre 1905) et plus encore pour qu’il rencontre le succès à la Salle Favart, le 10 mai 1907.
Chantre d’un mouvement antiréaliste à l’opposé d’Ibsen, Maeterlinck privilégie la poésie à l’action, le merveilleux au trivial. Loin du château enchanté du monstre popularisé par Perrault (1697) – devenue ici une « brute parfaite », quasi mutique et singulièrement absente –, Claus Guth ancre sa vision dans l’aujourd’hui d’un quartier pavillonnaire : aux rôles-titres, il offre un labyrinthe menant d’un vestibule aseptisé comme une clinique à la cave-prison de tant de faits-divers. L’ouvrage de Dukas n’ayant rien généré de notable en France depuis sa dernière présentation parisienne [lire notre chronique du 24 septembre 2007], cette production zurichoise filmée à Barcelone, il y a un an et demi, est tout à fait bienvenue [lire notre chronique du 7 juillet 2011]. On regrettera juste quelques soucis de montage qui contrarient certains mouvements d’ensemble, et un sous-titrage déroutant.
« Tout ce qui est permis ne nous apprendra rien. » Cette phrase résume assez la détermination de l’héroïne, face à José van Dam (Barbe-bleue). Habituée à rencontrer des dominateurs dans la langue de Bartók [lire notre chronique du 30 septembre 2007] et de Chostakovitch [lire notre critique du DVD], la vaillante Jeanne-Michèle Charbonnet s’exprime enfin en français, dans la caresse d’une compassion quasi-maternelle. Particulièrement investie, Patricia Bardon (Nourrice) n’est pas en reste d’ampleur et possède une véritable intimité avec le mot. Lointaines cousines de la Séquestrée de Poitiers disant leurs souffrances par la défaillance du corps, toutes les chanteuses qui entourent Gemma Coma-Alabert, Sélysette à la prosodie et aux graves notables, ne déméritent en rien : Beatriz Jiménez (Ygraine), Elena Copons (Mélisande), Salomé Haller (Bellangère), Alba Valldaura (Alladine). Signalons aussi la présence convainquante de Pierpaolo Palloni (Vieux paysan).
À la tête de l’Orchestre et du Chœur du Gran Teatre del Liceu, le natif de Tourcoing Stéphane Denève est tout à fait à sa place, lui qui a beaucoup enregistré Roussel et assisté Ozawa pour Dialogues des carmélites, en 1998, ainsi que Solti en 1995 pour un… Château de Barbe-Bleue. L’actuel chef principal du Radio-Sinfonieorchester des SWR Stuttgart révèle chaque détail de la partition sensuelle et inquiète, dans ses moindres moires, ses effervescences qui féconderaient Messiaen. Pour s’en convaincre, il suffirait de n’écouter que le prélude de l’Acte III, somptueux.
LB