Chroniques

par laurent bergnach

Paul Juon
quatuors à cordes

2 CD CPO (2016)
777 883 2
Intégrale des Quatuors de Paul Juon, sous label CPO, par le Quatuor Sarastro

Bien qu’elle ne comporte que quatre feuillets couvrant une trentaine d’année, la Grande autobiographie en sept tomes de Paul Juon (1872-1940) permet de saisir l’essentiel des années de formation de la progéniture d’un couple suisse, né à Moscou. La mère jouant un peu de piano et le père rêvant son fils au violon, c’est tout naturellement qu’on l’initie à l’étude de ces deux instruments. Aimant improviser au clavier, il répond à l’incitation à composer et livre une première tentative, à l’approche de la puberté – « dès ce jour, je composai une quantité énorme de morceaux (surtout des sonates pour piano et violon), ce qui m’amusait follement, surtout quand je réussissais à y mettre de beaux parafes et des fioritures nombreuses ».

À partir de 1888, Juon entre au Conservatoire Tchaïkovski et, toujours pour satisfaire le désir paternel, se préoccupe surtout de violon – il n'en cite pas le nom mais son professeur est alors le Tchèque Jan Hřímalý (1844-1915) qui serait un pilier de l’institution pendant près d’un demi-siècle. Or, ce qui l’intéresse davantage, ce sont les cours de théorie d’Anton Arenski et de Sergueï Taneïev. En 1894, on le retrouve à Berlin, prenant des leçons auprès de Woldemar Bargiel (1828-1897), à l’Hochschule für Musik (Académie supérieure de musique) où il finit par enseigner à son tour, et par composer « un peu ».

Sans attirance pour la musique à programme ou le texte chanté, Paul Juon préfère suggérer que représenter, ce qui explique une fidélité au romantisme de sa jeunesse, tout au long de sa vie. Cependant, même s’il regrette qu’un confrère comme Schönberg s’aventure trop loin du domaine de l’âme, on peut remarquer qu’il s’autorise nombre d’écarts. Ainsi, pour Thomas Badrutt qui participe activement à sa redécouverte, « Juon doit sans doute être compté parmi les grands innovateurs du rythme, car il a anticipé des méthodes qui, plus tard, ont rendu célèbres les noms de Stravinsky, Blacher ou Messiaen » (in Badrutt, Paul Juon. Leben und Werk. Thematisches Verzeichnis seiner Kompositionen, Institut für Kulturforschung Graubünden – Internationale Juon Gesellschaft, Eigenverlag 2010).

Une autre influence de jeunesse s’avère la musique populaire russe, comme en témoignent les quatre quatuors à cordes ici réunis – Quatuor en ré majeur Op.5 (1898), Quatuor en si mineur Op.11 (1896), Quatuor en mi mineur Op.29 (1904) et Quatuor Op.67 (1920). Nombre de mouvements parmi les plus dansants évoquent certes Tchaïkovski, mais aussi les figures d’Europe de l’Est (Dvořák, Janáček, Enescu, etc.), mêlant musique savante et danse paysanne dans un folklore imaginaire [lire notre critique de Trio-Miniaturen]. L’envie de légèreté fait préférer à Juon une lumière italienne plutôt qu’allemande – et s’il l’on repère parfois cette dernière, elle paraît plus proche d’un Schubert pastoral que d’un Brahms salonard.

Mais il ne faudrait pas conclure à une œuvre de pastiches. Sans être révolutionnaire ni nostalgique, Juon affirme sa personnalité au fil du temps, grâce à un frémissement d’audace qui étonne et intrigue. Composé de Ralph Orendain, Roman Conrad, Hanna Werner-Helfenstein et Lehel Donath, le Quatuor Sarastro défend cette esthétique avec infiniment de maîtrise et de nuance (tonicité gracile, fugue introspective, galop gracieux, etc.), dans une dynamique flatteuse.

LB